Dans sa lettre au symposium récemment organisé par le Parlement à l’occasion de son soixantième anniversaire, le roi Mohammed VI a tenu à réitérer l’attachement de la Nation à l’option démocratique, appelée à s’améliorer dans ce qu’elle a d’universel et de spécifique, comme il a exprimé son souhait de voir l’instance législative se doter d’un code de déontologie qui encouragerait la venue de profils capables d’assurer le bon accompagnement des immenses chantiers dans lesquels le Royaume s’est engagé.
La plupart des observateurs, obnubilés par les multiples scandales que connaît actuellement le landerneau politique, n’ont retenu de la missive du Souverain que la deuxième partie, en limitant leurs analyses au mode de scrutin et la nécessité de modifier la loi régissant les partis politiques. Comme si la démocratie, dans son fonctionnement et ses performances, était réductible à la seule instance législative et ses acteurs. Ignorant de surcroît que le Parlement ne peut être déconnecté du système dont il est issu, et qu’il incarne quelque part aussi ses limites actuelles.
Rappelons quelques truismes. Le choix de la démocratie est d’abord l’affaire de toute une Nation, dans ses composantes étatiques et sociétales. Cet engagement requiert le respect par les parties, toutes les parties, d’un ensemble de règles interdépendantes (cf. système politique) entre elles. L’absence d’une règle ou son application partielle ou défectueuse entraîne la perturbation de l’ensemble du système.
Les sciences politiques ont fait d’énormes progrès dans l’étude des systèmes démocratiques, de leurs prérequis, performances et manquements, poussant l’analyse jusqu’à établir des indicateurs capables de mesurer la portée de chaque action (cf. Le classement établi par The Economist sur le degré d’avancement des démocraties).
Parmi les prérequis, la mise en place d’un État de droit, où l’ensemble des institutions et des acteurs publics et privés sont tenus de se soumettre à la loi, appartient à l’ordre des choses, comme celle d’un environnement favorable au développement et la protection des libertés individuelles et des minorités. Si la première condition semble avoir été bien comprise dans notre pays, la seconde, pour des raisons de convenance de divers partis, y compris dans la société, demeure sujet à lectures. Or, accepter la différence entre les individus sur les aspects ethniques, de genre, d’âge, de religion, d’orientation sexuelle et de capacités fait partie de la culture démocratique. Prétendre au qualificatif de démocrate sans faire sienne la nécessité d’assurer une protection aux minorités et leur donner le droit de s’exprimer, c’est pratiquer l’exclusion. Arrêtons-nous, pour ne pas faire long, sur la question de l’égalité des sexes. Est-ce un débat éthique, de choix personnels, ou démocratique? Dénier l’égalité à la femme, c’est non seulement commettre un acte discriminatoire, mais aussi contre-productif pour la société, en excluant sa moitié d’une participation pleine aux activités culturelles, économiques et politiques. On ne peut prétendre au statut de démocrate sans porter la conviction que l’égalité des sexes est dans l’intérêt public.
La construction et la solidité d’une société démocratique ne se suffisent pas d’une soumission à la règle de droit, au respect des libertés individuelles, à l’acceptation du pluralisme et à l’approche inclusive. Elle requiert de la part du citoyen de l’intérêt pour la vie politique, voire un engagement participatif, en d’autres termes, d’être armé de la culture démocratique. Culture démocratique qui est essentiellement portée et développée dans toutes les sociétés par la classe moyenne, du fait que c’est cette classe qui anime les organisations politiques, la société civile et les milieux intellectuels, vu le nombre d’instruits qu’elle compte en son sein. La négligence de ce facteur, à savoir le rôle crucial joué par les classes moyennes, est probablement à la source des difficultés que connaît le fonctionnement démocratique au Maroc. Pour des raisons de «commodité», l’État a cru pouvoir se passer de l’aide des partis politiques et des corps intermédiaires pour encadrer la société (sujet déjà traité dans une précédente chronique). Décision doublement contre-productive. Car l’État s’est retrouvé directement confronté à la gestion de conflits sociaux, avec le coût financier exorbitant que l’on connaît, et dans l’obligation de devoir porter à bout de bras des organisations politiques et syndicales incapables d’agir, vidées de leur substance, car délaissées par leurs cadres issus de la classe moyenne. Le mode de scrutin adopté pour les élections, avec des listes locales et nationales, n’a pas arrangé les choses, puisqu’il demande la mobilisation de moyens financiers conséquents pour remporter les élections, moyens dont la classe moyenne ne dispose pas. Ce fut ainsi la porte ouverte devant les notables peu instruits et les barons d’activités douteuses pour traiter directement avec les couches populaires dans le besoin, en sautant la barrière de la classe moyenne au vote strictement politique. Celle-ci boudant les élections, se considérant incorrectement représentée.
Retournons aux moyens susceptibles d’assurer un meilleur fonctionnement démocratique et la participation d’élites politiques compétentes et aguerries. Sans tomber dans la tentation de donner des recettes toutes faites, on ne peut écarter d’abord l’idée que le pari démocratique ne peut se gagner qu’à travers la mobilisation et l’action conjointe de l’État et de la société. L’État au Maroc a atteint un niveau de maîtrise et de qualité d’encadrement de la société qui lui permet aisément d’envisager l’inclusion de la classe moyenne, à travers ses organes de représentation et d’activité, de rendre à ces organes leurs missions traditionnelles, d’accélérer les réformes de société et d’accroître les marges de liberté. Cela peut se faire sans courir aucun risque de déséquilibres sociétaux. Cette confiance renouvelée dans la société permettra l’éclosion d’élites politiques capables de relever les nouveaux défis, grâce ,cette fois-ci, au changement du mode de scrutin et de la loi sur les partis politiques. Elle permettra aussi de créer chez le citoyen de nouvelles prédispositions normatives et comportementales qui le rendront plus réceptif aux changements et au progrès (cf. Code de la famille, droit des minorités, participation politique) pour, dans un deuxième temps, contribuer à leur réussite.
Cette chronique demeurerait incomplète si la question des apports positifs d’une démocratie de meilleure qualité à l’activité économique n’est pas abordée. La rationalité moderne, la gouvernance respectueuse des pratiques démocratiques de qualité ont de l’impact sur l’économie en libérant les énergies pour plus d’investissement privé, plus de transparence et une répartition plus équitable des richesses (cf. État social).
Gageons que les événements récents, qui ont porté atteinte à l’image des organes élus, seront mis à profit pour entamer une nouvelle phase démocratique jetant les bases d’un nouveau pacte entre la société et l’État, au bénéfice de notre grande Nation.