Mmi Fatima a 68 ans quand Bba El Hachmi, son mari depuis plus de 50 ans, a rendu l’âme après une longue maladie. Issus tous les deux de familles de petits agriculteurs dans le Doukkala, ils avaient, au début des années 1970, opté pour l’exode vers la ville, en quête d’un meilleur avenir. Destination Rabat, où la sœur aînée de Fatima était déjà établie. Ils s’installent d’abord chez elle, dans le bidonville Douar El Kora, rasé depuis.
C’est la misère qui les y attend. N’ayant que son permis de conduire pour diplôme, El Hachmi se fera chauffeur de taxi. Son épouse sera femme au foyer et veillera au moindre centime rapporté. Seuls, et à la sueur de leur front, ils réussissent, au bout de dix années de dur labeur, à épargner de quoi acheter un lopin de terre dans un quartier populaire de la capitale. Ils y construisent une maison, brique par brique, se contentant d’abord du minimum, un rez-de-chaussée à peine habitable, où ils s’installent. Le bonheur.
Le reste suivra un pas après l’autre. Soudés tant par les épreuves que par un profond respect mutuel, ils feront leur chemin ensemble: Bba El Hachmi en force de travail et Mmi Fatima en trésorière. Au bout de plusieurs années, la maison est achevée, le rêve d’une vie enfin réalisé. Entretemps, le couple a trois filles, sur lesquelles reposent tous les espoirs de la famille.
Le destin en décidera autrement. Bba El Hachmi est rappelé au divin avant de voir ses filles grandir. Il partira toutefois relativement satisfait: sa famille a un toit au-dessus de la tête, et c’est tout ce qui compte. Le jour même des funérailles, qui a vu se mobiliser tout le quartier, surgit la famille presque oubliée de Bba El Hachmi, surtout ses frères. Ils ne sont pas là pour partager la peine de Mmi Fatima, mais pour lui réclamer leur part de l’héritage. Mais quel héritage? Le seul bien laissé par Al Marhoum est le modeste domicile dans lequel elle vit avec ses filles, explique-t-elle. Qu’à cela ne tienne. Ce sera la maison. Selon la loi, le défunt n’ayant pas enfanté d’héritier mâle, la femme et les filles n’ont droit qu’à des miettes. La petite famille de Bba El Hachmi est littéralement chassée de son habitation, pour se retrouver à la rue.
Cette histoire est 100% réelle. Et elle en rappelle tant d’autres, comme celle de cette veuve, placée de force dans une maison de retraite par son propre fils, qui a voulu garder, pour lui et son épouse, la maison paternelle. Et c’est à ce genre de drame que le nouveau Code de la famille, actuellement en gestation, viendra corriger. Plus jamais cela: la loi, injuste à bien des égards jusqu’ici, y veillera désormais.
Nous sommes le mardi 24 décembre, dans une salle contiguë de l’Académie du Royaume, à Rabat. L’instance pour la révision du Code de la famille, mise en place par le roi Mohammed VI, donne une conférence de presse pour présenter les grandes lignes de cette réforme tant attendue. En une phrase, Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice, à qui revenait cette charge, annonce la fin d’une injustice qui a frappé tant de mères et d’épouses au Maroc: «Le domicile conjugal est désormais exclu de l’héritage». En toute circonstance, le foyer restera la propriété exclusive du mari ou de la femme en cas de décès de l’autre époux. Une révolution. Des dispositions de la sorte, qui constituent l’épine dorsale de la réforme en cours, il y en a d’autres. Objet de bien des chantages, querelles et batailles judiciaires, la garde des enfants en cas de divorce reste, par défaut, l’exclusive de l’épouse. Même si elle se remarie. Et c’en est fini de l’humiliation au quotidien, voulant que la femme ait la primauté de la garde, mais que la tutelle légale soit toujours l’apanage du père. Dans le même ordre d’idées, l’effort au quotidien d’une femme au foyer est considéré comme une contribution aux finances du foyer, avec effet sur l’héritage.
Autre avancée majeure: la fin actée du mariage des mineures, avec 18 ans révolus comme règle pour toute demande future et 17 ans comme exception. Sans oublier le verrou apporté à la polygamie, qui n’est désormais autorisée qu’en cas d’infertilité de l’épouse.
Le tout dans le strict respect des règles religieuses et après un effort considérable d’Ijtihad. Une œuvre du Conseil supérieur des Oulémas, instance constitutionnelle regroupant, sous la présidence du Souverain, Amir Al-Mouminine, les plus grands érudits et savants religieux du Royaume.
D’ailleurs, trois projets, parmi la panoplie de réformes qui ont été soumises à son aval dans le cadre de cette révision, ont reçu une fin de non-recevoir, des textes religieux formels n’autorisant pas l’Ijtihad à leur égard. Au recours à l’expertise génétique pour établir la filiation paternelle s’ajoutent ainsi l’abrogation de la règle du Taâsib et la successibilité entre un musulman et un non-musulman. Néanmoins, des ouvertures restent possibles. Comme la possibilité de céder de son vivant un bien ou une somme d’argent à ses héritières, ou encore celle de laisser un testament et une donation à son conjoint en cas de différence de religion. Dans tout cela, la règle, tout aussi religieuse, ayant prévalu, est celle de la Maslaha (l’intérêt), le dessein ultime de la Loi islamique. L’intérêt des 50% de la population marocaine, que sont les femmes, mais aussi, et surtout, celui de toute la famille, socle de la société.
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Ce ne sont là que les points les plus saillants d’une réforme qui ne fait que commencer et qui reste à formaliser dans le cadre d’un nouveau Code de la famille, et à adopter via le circuit législatif et qui gagnerait à être le plus clair et le plus juste possible. Une réforme voulue, menée et monitorée par le chef de l’État, le roi Mohammed VI en personne. Car c’est le Roi qui a été le premier à faire solennellement part des limites du code actuel. C’était le 30 juillet 2023, lors d’un discours à la nation à l’occasion du 23ème anniversaire de la fête du Trône. Le ton était dès lors donné. Que le texte à venir «soit empreint de modération, d’ouverture d’esprit dans l’interprétation des textes, de volonté de concertation et de dialogue, et qu’il puisse compter sur le concours de l’ensemble des institutions et des acteurs concernés». Et que l’on ne s’y trompe pas, «l’esprit de la réforme ne consiste pas à octroyer à la femme des privilèges gracieux, mais, bien plus précisément à lui assurer la pleine jouissance des droits légitimes que lui confère la Loi. Dans le Maroc d’aujourd’hui, il n’est en effet plus possible qu’elle en soit privée», avait dès lors averti le Souverain.
Quinze mois plus tard, commission après commission, séance de travail après séance de travail, toutes suivies de très près quand elles ne sont présidées par le Souverain, les premiers résultats sont au rendez-vous. Certains diront que ce n’est pas assez. Ce serait insulter ce que l’intelligence marocaine a produit de meilleur, en tenant compte des préceptes religieux. D’autres rétorqueront que nous sommes peut-être allés trop loin, trop vite. Ils n’auront qu’à le dire, face à face, à Mmi Fatima.
Le moteur du Roi: que justice soit rendue. Vue sous l’angle du monde islamique, cette réforme est ainsi la plus avancée, la plus audacieuse et celle qui aura le plus valorisé une règle religieuse aussi fondamentale que négligée: l’Ijtihad. L’effort intellectuel et la capacité à adapter le texte religieux et son interprétation aux nécessités des temps modernes ont été portés le plus loin sans jamais établir une séparation. L’Ijttihad et la Maslaha sont deux notions qui nécessitent un long travail soutenu qui repose sur l’érudition, le fiqh, la justice et la volonté de s’arrimer au monde moderne. L’ignorance n’est jamais très loin de la paresse. En sonnant la charge des réformes, le Souverain a mobilisé les forces vives du pays et les oulémas pour un travail d’exégèse qui apporte la preuve que la religion est compatible avec la modernité et l’égalité des genres.
Loin d’être la première, cette révision du Code de la famille rappelle celle de 2003, conduite par le même Mohammed VI. Une révolution à son époque. Aujourd’hui, force est de constater qu’en matière de progrès et de justice sociale, ce n’est jamais fini pour un Roi toujours à l’œuvre, un homme d’action et qui se profile d’ores et déjà comme le plus grand réformateur de tous les Souverains qui se sont succédé, depuis douze siècles, au Maroc.