Le taxi qui nous emmène devise sur la pluie et le beau temps. Il est un peu philosophe. Il dit que les bons hivers font les bons étés. Que la pluie est la preuve que Dieu nous aime. Que le mauvais temps devrait s’appeler plutôt le beau temps. Et j’en passe.
Malgré ces sages devises, il est jeune. 28-30 ans. Il a fait deux ou trois années à la fac, «un peu de biologie-géologie et beaucoup de temps perdu». Il a voyagé en Europe où il a tenté de s’installer, sans jamais y arriver. Marié et divorcé, «mais sans enfant, donc j’ai tout oublié, et un jour je recommencerai».
Puis il a repris le petit taxi de son père, «qui a atteint l’âge où il faut davantage prier pour effacer dounoub (mauvaises actions, prohibées par la religion) et les égarements du passé».
Il est propre sur lui, hâbleur et même un peu taquin. «Moi, je mets du parfum et j’utilise de la pâte dentifrice pour me brosser les dents, même pendant le ramadan». Avant de conclure: «Dieu me pardonne».
Il pleut des cordes. Grosse averse. «Al hamdoullah, Dieu est grand, Dieu nous aime… Si ça continue, je pourrais cultiver un champ de pommes de terre sur le toit de ma voiture». Le taxi rit et moi aussi. L’impression que ce jeune homme assez pétillant pourrait se recycler, dans un autre monde, une autre vie, dans le monde du stand-up. L’humour et le sens de la répartie coulent dans ses veines. Il pourrait aussi créer sa chaîne YouTube et devenir «influenceur». Il a le verbe facile et le visage avenant, cela devrait suffire!
Il pleut toujours, on roule sur Zerktouni, le taxi s’engouffre dans un tunnel et emprunte un raccourci avant de bifurquer vers le quartier Gauthier. Miracle, il ne peut plus. Pas une goutte. Le sol n’est même pas trempé.
«Tu as vu? Il pleut là-bas et pas ici, Dieu n’aime pas ce quartier, il envoie le sakht (damnation), le ghadab (colère divine), et c’est à cause des juifs, Dieu n’aime pas les juifs». Bim!
«C’est dur de lutter contre l’antisémitisme ordinaire. Comme il est dur de lutter contre le racisme anti-noir, et d’autres formes de bêtises et d’horreurs si bien ancrées dans les mentalités. L’impression de “verser de l’eau dans le sable”, comme dit la formule consacrée marocaine.»
Ce n’est pas une blague. Le taxi est sérieux, peut-être pour la première fois depuis le début de la course. Il fronce les sourcils, sa voix devient chevrotante à cause d’une montée d’émotion et de colère non contrôlée. Il se lance dans une tirade pour relier la colère divine «qui prive le quartier des juifs des bienfaits de la pluie» aux malheurs du monde et surtout aux «massacres perpétrés par les juifs contre khoutna (nos frères) en Palestine».
Que dire? Que faire? Par quoi commencer et où finir?
Perdu au milieu de ces questions qui me traversent l’esprit en quelques secondes à peine, et malgré la colère et le dégoût qui montent en moi, je me dis: «À quoi bon?». Ce n’est pas de la passivité, mais de l’impuissance. Je renonce à toute tentative de dialoguer, de raisonner. La mort dans l’âme, bien sûr.
C’est dur de lutter contre l’antisémitisme ordinaire. Comme il est dur de lutter contre le racisme anti-noir, et d’autres formes de bêtises et d’horreurs si bien ancrées dans les mentalités. L’impression de «verser de l’eau dans le sable», comme dit la formule consacrée marocaine.
Ça revient à lutter contre un cancer métastasé. J’applaudirais pourtant toujours ceux qui le font. Même et surtout quand ils ont l’impression que «cela ne sert à rien».
Il y a la théorie, le discours officiel, les périphrases que l’on répète sans réfléchir, au point d’oublier le sens des mots. Sur la fraternité des peuples, l’amitié entre les religions, les couleurs, les races, les croyances. Et il y a le terrain, le quotidien, le concret. Comme ce taxi…
Bravo à ceux qui continuent de lutter même quand ils ont le sentiment que cela ne sert à rien.
Bienvenue dans l’espace commentaire
Nous souhaitons un espace de débat, d’échange et de dialogue. Afin d'améliorer la qualité des échanges sous nos articles, ainsi que votre expérience de contribution, nous vous invitons à consulter nos règles d’utilisation.
Lire notre charte