Il faut toujours se méfier du cinéma. C’est comme la morsure du serpent, il n’est jamais innocent.
Les images qui s’impriment dans votre rétine finissent par former une mémoire et plus tard une culture. Quand un mot-clé revient à vos oreilles, ces images rétiniennes font bip et remontent à la surface. Elles défilent. C’est votre mémoire et votre culture qui défilent. Et vous faites comme Jean Gabin, quand il chantait : «Je sais, je sais!».
Mais que savez-vous, en fait ?
Voyons ce que nous donnent ces images rétiniennes, cette mémoire visuelle et cette «culture», que chacun a pris le temps d’emmagasiner au fil du temps. Si je vous dis «Cléopâtre», une image sortira de votre boîte à merveilles: Elisabeth Taylor, belle et magnifique dans son satin blanc et ses robes dorées, dont les cheveux très noirs mettent en avant la blancheur du visage, et au maquillage si parfait qu’on dirait une peinture de grand maître.
Dans votre tête, aucun doute possible, Cléopâtre, c’est Liz Taylor. C’est la seule vérité possible. La diva hollywoodienne s’est emparée de la reine égyptienne et lui a volé ses traits et son identité, tout.
Alors on a beau savoir que c’est du cinéma, de l’illusion, de la substitution, de la procuration, etc. Il n’empêche que l’on vient de se faire avoir. Le cinéma nous a eus !
Personnellement, je comprends la polémique née en Égypte après la diffusion de la série Netflix «La reine Cléopâtre». Je comprends et je compatis presque à la colère de ces gens, et surtout leur désarroi. Parce que leur colère traduit en réalité le désordre et la pagaille dans laquelle ils se retrouvent depuis que la Cléopâtre «presque noire» de la série de Netflix est venue chasser la Cléopâtre toute blanche et virginale que le cinéma leur a mise dans la tête.
C’est dramatique. Le cinéma les a eus !
En parcourant la presse internationale qui relate la «polémique» née chez nos amis égyptiens, on peut lire des choses comme : «Une partie de l’opinion publique égyptienne dénonce la couleur de peau trop foncée de l’actrice choisie pour jouer Cléopâtre… Une députée réclame la suspension de la plateforme de streaming, accusée de falsifier l’histoire… L’Égypte répond à Netflix: Cléopâtre avait la peau blanche!».
Les historiens aussi s’y mettent, en rappelant «les origines hellénistiques (et donc la peau claire) de Cléopâtre». Oui, leur répondent les producteurs de la série, mais ces origines sont lointaines, remontant à plusieurs générations. Autrement dit: la supposée peau claire de Cléopâtre a eu le temps de noircir avec le temps…
En refusant une Cléopâtre noire, nos amis égyptiens refusent de facto l’africanité de la civilisation égyptienne antique, préférant la rattacher à des branches grecques. Où est la vérité dans tout cela?
Le problème, c’est que si le débat historique n’est pas farfelu, ses relents «pigmentés» installent l’idée de la supériorité de la civilisation blanche sur la noire. C’est à cela que renvoie le cri du cœur de nos amis égyptiens: «Non, non, nos ancêtres n’étaient pas noirs, mais blancs!». Problème, donc, gros, gros problème.
Au-delà de la vérité historique, que personne ne connaît exactement et qui reste discutable, il y a la vérité de cinéma, qui est une fiction, et qui a installé dans les esprits l’idée que Cléopâtre est blanche.
Sans le souvenir de Liz Taylor resplendissante dans sa blancheur nacrée, la polémique d’aujourd’hui n’aurait peut-être pas vu le jour, pas avec la même acuité en tout cas. Je vous le disais plus haut: le cinéma est comme la morsure du serpent, il n’est jamais innocent !