Cette étonnante croyance en «ragued», le fœtus endormi, validée par le droit musulman

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueUne croyance institutionnalisée du temps du Prophète. Pourtant, elle a été abolie face à l’avancement de la science.

Le 03/11/2023 à 11h00

Les opposants à la réforme du Code de la famille refusent que l’on touche aux prescriptions du Coran, des hadiths et des oulémas: tout ce qui touche à l’islam est universel et intemporel. Pourtant, la notion de ragued a été éliminée, sans créer de remous!

Erragued ou erraqed, amexsour (abîmé) en amazigh. Un fœtus endormi dans le ventre de sa mère, des mois ou des années avant de se réveiller un jour ou jamais!

Impossible pour un esprit rationnel d’y croire. Pourtant, cette croyance a duré des siècles dans des sociétés africaines et maghrébines.

Selon les croyances, le tqaf, pratique de magie blanche, peut bloquer la croissance du fœtus: l’épouse devait enfanter, sinon elle était répudiée ou devait supporter une co-épouse. Pour se venger d’une femme, on pouvait, à l’aide d’un fquih, lui faire tqaf.

La stérilité poussait certaines femmes à utiliser sciemment cette croyance pour donner l’espoir au mari qu’un enfant naîtrait un jour.

Les femmes, sans contraception, étaient épuisées. Une nouvelle grossesse représentait une menace pour leur santé. Elles demandaient au fquih de bloquer la croissance du fœtus et le réveiller quand elles le souhaiteraient.

Le fœtus dort si sa maman est victime de sorcellerie par accident. Tkhattate: elle a marché sur un talisman qui ne lui était pas destiné.

Pour réveiller le fœtus, le fquih donne des amulettes et divers produits. Bkhor (fumigation) dont tfoussikha qui annulerait la sorcellerie: des plantes mélangées au fassoukhe. Le fassoukhe (Galbanum), résine extraite de plusieurs plantes, est considéré comme un puissant protecteur contre les énergies négatives. Le fassoukhe noir serait plus efficace que le blanc. Ils sont vendus en ligne, y compris sur Amazon!

Le ragued peut se réveiller spontanément après des mois ou des années.

Les populations y ont cru fermement. Les écrits occidentaux parlent d’une ruse inventée par les femmes pour justifier des grossesses après veuvage, divorce ou adultère. Ce n’est pas toujours vrai!

Sans l’échographie, les femmes pouvaient avoir des symptômes identiques à ceux de la grossesse et penser être enceintes. C’est le cas des fibromes ou autres maladies qui gonflent le ventre.

Le ventre ne grossit plus, les symptômes disparaissent et la femme pense que le fœtus s’est endormi. Un jour, elle tombe enceinte: le ragued s’est réveillé!

Un fœtus peut tomber malade et arrêter de se développer. En arabe dialectal, on dit «khsar liha bnadème» (le fœtus s’est abîmé). Il peut être expulsé par une fausse couche ou dormir.

La maman qui subit un traumatisme ou tombe malade peut endormir son fœtus.

La durée de la grossesse n’était pas fixée à 9 mois. Les femmes, analphabètes, ne comptaient pas correctement et ignoraient les dates de leur cycle menstruel pour déterminer la durée de la grossesse.

Par ailleurs, une femme en mal d’enfanter peut développer une grossesse nerveuse. Son ventre et ses seins s’enflent, mais elle n’accouche pas. Donc le bébé s’est endormi. Si elle tombe enceinte, elle pense qu’il s’est réveillé.

Le fœtus peut être réveillé par le sperme. Un mari s’absente et la femme pense avoir un ragued. Au retour du mari, elle tombe enceinte et pense que le ragued s’est réveillé.

Beaucoup de femmes, à l’approche de la ménopause, ont des perturbations hormonales avec les mêmes signes que ceux de la grossesse. Elles se pensent enceintes. L’accouchement n’arrive pas, donc l’enfant s’est endormi.

Dans mes enquêtes, j’ai rencontré beaucoup de femmes âgées qui se vantaient de porter un ragued, en toute bonne foi. Elles s’accrochent à une féminité qui, selon la culture, dépend de l’enfantement. Une fois ménopausée, la femme est dévalorisée: âagrate (stérile), karch-ha yabsate, wak-hate (son ventre s’est asséché, a tari). Le ragued perpétue leur féminité.

Cette croyance a certainement couvert quelques grossesses illégitimes. Une femme veuve ou divorcée qui enfante est protégée quand elle dit que c’est son ragued qui s’est réveillé.

Dans ce cas, l’enfant était attribué à l’ex-mari ou au mari défunt.

Quand un époux mourrait, si son épouse était enceinte ou porteuse de ragued, elle passait sous son corps quand les hommes le levaient pour aller l’enterrer. L’assistance devenait témoin pour attribuer le bébé au défunt, y compris pour l’héritage.

Cette croyance a été légitimée par les différentes écoles musulmanes sunnites. Pour les Hanafites, la grossesse peut durer 2 ans, pour les Chaféites et les Hanbalites, 4 ans, et pour les Malékites, de 4 à 5 ans (Imam Malik, Al-Muwatta).

A travers l’histoire, et même du temps du Prophète, de nombreux enfants endormis ont été attribués à des pères s’étant absentés de chez eux plus de 9 mois.

Pareil pour les femmes divorcées ou veuves qui ont attribué leurs enfants aux maris divorcés ou décédés, lors de grossesses allant jusqu’à 5 ans.

Le Code de la famille marocain fixe la durée minimale de la grossesse à 6 mois à dater du jour de l’établissement de l’acte de mariage et sa durée maximale d’une année. En cas de divorce ou de veuvage, s’il y a un doute sur la durée de la grossesse, l’affaire est soumise au tribunal, qui fait appel à l’expertise médicale (ADN).

En Tunisie et en Algérie, la durée légale maximale de la grossesse est de 10 mois.

Dire que cette croyance n’était qu’une ruse féminine est une erreur. Hommes et femmes y croyaient fermement. Mon mari, qui est radiologue, a reçu de nombreuses femmes à qui il a fait des échographies pour leur prouver qu’elles ne portaient pas de ragued. Certaines s’offusquaient, en toute bonne foi, en disant que la médecine ne voit pas tout.

Le mythe du ragued appartient désormais au passé. Le droit moderne a modifié une croyance établie par le droit musulman!

Espérons qu’il en sera de même pour la réforme du Code de la famille.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 03/11/2023 à 11h00