«Civilisation judéo-chrétienne» et autres instrumentalisations

Mouna Hachim.

Mouna Hachim.

ChroniqueDérives politico-idéologiques d’une formulation de nature religieuse, non-sens historiques, aspects réducteurs et, surtout, incidences sur les esprits et sur le cours des événements…

Le 04/11/2023 à 10h58

L’expression « civilisation judéo chrétienne » revient en force dans certaines rhétoriques politico-médiatiques avec les évènements tragiques actuels.

Pour les cas les plus extrêmes, voilà un Éric Zemmour enfourchant son métallique destrier en direction d’Israël dans le but déclaré de «défendre la civilisation judéo-chrétienne», pendant que le député Habib Meyer proclame, vissé sur les plateaux TV: «La haine d’Israël et du Juif est l’aphrodisiaque de toutes les masses arabes. Je suis inquiet pour la France et la civilisation judéo-chrétienne».

Au vu des dérives politico-idéologiques d’un tel concept de nature religieuse (question laïcité, on repassera pour un tour!), au vu aussi de ses non-sens historiques, de ses aspects réducteurs et, surtout, de ses incidences sur les esprits et sur le cours des événements, une petite réflexion s’impose…

Si les racines de l’Occident se réduisent, comme le veulent certains, dans le judéo-christianisme, il faut donc revenir nécessairement en Orient!

Dans sa contribution intitulée «Du bon usage du «judéo-christianisme», Mohammed M. Bettahar rappelle que «Le terme « judéo-christianisme» s’applique à ces communautés chrétiennes primitives apparues en Palestine, issues du judaïsme et qui auraient constitué le christianisme. Ces communautés ont eu une existence avérée historiquement dans un espace bien délimité, le Proche et Moyen-Orient.»

Ceci étant dit, l’auteur ajoute que «Cette vision identitaire religieuse passe sous silence que judaïsme et christianisme ont vécu en opposition théologique ininterrompue et violente…»

Faut-il rappeler que, sur le plan scripturaire, le canon chrétien est fondé sur la négation de la foi ancienne dont il s’est détaché dès le Ier siècle de l’ère courante; tandis que le judaïsme post-christique refuse lui-même le message chrétien dans ses articles de foi et dans ses dogmes!

Par ailleurs, si le dialogue est attesté anciennement entre différentes communautés (et pas seulement judéo-chrétiennes !), cela ne peut dissimuler deux milles années de méfiance et d’animosités.

Elles sont exprimées par la littérature théologique (dont l’un des exemples est le traité « Contre les juifs» du père de l’église Tertullien); par des siècles de catéchèse et d’ «enseignement du mépris» selon les termes de l’historien Jules Isaac (souvenons-nous de la prière dite «du juif perfide», rejoignant l’expression «judaica perfidia» qui a eu la vie longue depuis l’antiquité tardive jusqu’au XXe siècle). Sans oublier les législations issues des conciles, la bulle Turbato Corde plusieurs fois réitérée à l’intention des inquisiteurs, jusqu’aux terrifiants pogroms.

C’est d’ailleurs à la suite des paroxysmes de l’horreur de l’antisémitisme durant la seconde guerre mondiale que la défense de la civilisation «judéo-chrétienne» (terme attribué au théologien allemand Ferdinand Christian Baur au XIXe siècle) a pris un nouveau tournant en opposition au nazisme assimilé à un«néo-paganisme» tout autant qu’à «l’athéisme communiste».

Dans son étude «La genèse de la «morale judéo-chrétienne», Joël Sebban rappelle que «L’expression se généralise dans les années 1970» en signalant en premier lieu que «la prise de conscience tardive de l’ampleur du génocide juif suscite un regain du dialogue interreligieux, dans le sillage du concile Vatican II, et une plus grande reconnaissance de la part de l’antijudaïsme chrétien dans la naissance de l’antisémitisme racial contemporain. Javier Teixidor, professeur d’études sémitiques au Collège de France, n’hésite pas à affirmer que «si les chrétiens parlent de judéo-christianisme, c’est pour soulager leur conscience vis-à-vis des crimes commis en Europe».

Le drame, c’est de soulager cette conscience en faisant le lit d’une autre exclusion, visant un autre groupe perçu comme une menace, qu’il soit étranger ou allogène présent sur son sol, en servant d’argumentaire aux mouvements xénophobes.

Car les usages qui sont faits aujourd’hui du concept expriment, et d’un, une occultation de la place des musulmans, inscrits sur le plan théologique dans la continuité abrahamique des religions juive et chrétienne et jouant sur le plan civilisationnel un rôle décisif dans l’élaboration et dans la transmission des savoirs tout en continuant à être des acteurs de la mondialisation.

De deux, et plus grave encore: la formulation est perçue de plus en plus comme la manifestation d’un rejet pur et simple et une opposition dichotomique des valeurs.

Un peu comme le ferait la Rome antique en plaçant les «Barbares» hors des limites de l’empire, voire de l’humanitas de manière radicale; ou plus proche de nous, en phase avec la théorie du «Choc des civilisations» chère à Samuel Huntington.

Cette civilisation islamique, ne forme pas, du reste, un bloc monolithique, riche qu’elle est de ses communautés plurimillénaires, notamment juives, dont l’histoire ne se réduit pas aux conflits politiques de l’ère moderne et la création d’Israël en 1948.

Que dire de ceux qu’on appelle de manière globale les «chrétiens d’Orient, formant «la première pierre de la chrétienté mondiale» déconcertante par sa richesse et par sa complexité, nés dans un Orient mythique, lieu d’émergence de fascinantes civilisations, berceau des trois monothéismes et théâtre de tant de tragédies où ils partagent le destin de leurs frères de sang, tout en continuant à porter leur propre croix…

Par Mouna Hachim
Le 04/11/2023 à 10h58