Il y a quelques jours, me trouvant à bord de la voiture d’un ami, j’eus l’extraordinaire surprise d’entendre un prêche en direct sur l’une des radios arabophones sur la bande FM. Mon ami zappait d’une station à l’autre, à la recherche d’une bonne émission sur les événements du Haut Atlas, lorsque, soudain, je le priais de ne pas changer de fréquence. Je venais d’entendre une bribe de phrase qui avait retenu toute mon attention: «La société qui accepte que ses hommes et ses femmes se fréquentent avant le mariage subit les foudres d’Allah!».
Le fqih qui blâmait les auditrices et auditeurs de cette radio s’enflammait dans une tirade poétique de plusieurs minutes, mêlant l’imminente fin apocalyptique du monde au séisme qui avait frappé le Haut Atlas au Maroc. Selon lui, Allah a puni l’immoralité des Marocains, qui s’écartent de la voie tracée par le Seigneur.
L’autre, l’animateur en face de lui, vivait une régression en direct sur les ondes et manifestait un manque de père flagrant. Il se pâmait sur son siège, émettant des sons gutturaux et se languissant dans des «Allah irechedna!» («qu’Allah nous montre le bon chemin») et des latifs (prières implorant la miséricorde divine). Au bout de 30 minutes de prêche tapageur, l’émission exceptionnelle s’acheva au grand dam du siège parlant qui promettait d’autres diffusions avec le cheikh, «alamat al ouloum» (savant des sciences).
Je rentrai chez moi, intrigué. Mon inquiétude provenait du retour régulier de l’obscurantisme de certains fqihs qui exploitaient l’actualité et l’incrédulité des croyants. D’ailleurs, en parcourant X, je vis tout de suite cette photographie de l’affaissement d’une vieille mosquée médiévale dans le Sud marocain, la nuit du séisme, mais dont seul le minaret, têtu, était resté debout. On voyait le bâtiment historique crouler sous les décombres de pisé ancien, alors que le long tube du minaret était intact au-dessus des ruines. Je vous laisse imaginer les commentaires. C’est un signe divin si le minaret a survécu au tremblement de terre. La force du minaret provient d’Allah qui ne voulait pas détruire la mosquée entièrement, pour que les hommes comprennent enfin! «Koun fa yakoun» (Dieu dit: sois! Et la chose est!). Le Tout-Puissant décide de ce qui reste et ce qui est apte à disparaître, etc.
En vérité, le minaret en question avait été restauré avec du béton armé, il y a quelques années, lors de l’initiative de réhabilitation du patrimoine historique du Maroc, lancée par le ministère de la Culture avec l’aide de l’UNESCO.
Pourtant, un tremblement de terre, il y en a partout dans le monde et plusieurs fois par jour. Heureusement, la plupart des séismes se déroule sous nos pieds et agite rarement la surface terrestre. Selon le site Planetoscope.com, depuis le 1er janvier 2023, il y a eu près de 700.000 tremblements de terre à travers le globe, un ensemble de soubresauts et de déformations brusques de l’écorce terrestre, produit par la libération d’énergie accumulée par les déplacements des plaques tectoniques. En général, les séismes ne sont pas ressentis par les humains, parce qu’ils sont trop faibles, mais parfois ils peuvent être dévastateurs.
Il existe des pays, et des parties du monde, plus exposés que d’autres. L’activité sismique y est de rigueur. En bas, ça ne plaisante pas! S’y déroule une vie de feu et de secousses ininterrompues dont on aurait peur d’imaginer la puissance. Les catastrophes naturelles nous rappellent notre condition humaine: faible, insignifiante face aux forces de la nature, périssable... Et non que la volonté divine a décidé de punir les mécréants du Haut Atlas, des villages regroupés d’ailleurs dans un rayon bien délimité rationnellement par l’épicentre, le point zéro à partir duquel les vagues des saccades ont fait tomber, comme dans un jeu de cartes, les habitations et les monuments historiques.
Les victimes, défuntes ou blessées, frappées par le sort ce jour-là, ont besoin d’aide, de prières, d’amour, de mémoire. Il s’agit d’enfants, de mères et de pères de famille, de grands-mères et de grands-pères, tous des innocents disparus dans les méandres de la catastrophe. Personne n’a le droit de les considérer comme coupables d’un délit d’apostasie. Cela est ridicule. Cela est même criminel d’expliquer la nature à travers la stigmatisation de victimes décédées ou estropiés à tout jamais.
Dans ma bibliothèque, je trouvai enfin les deux livres qui titillaient mon esprit depuis quelques heures. Il s’agit d’abord du «Poème sur le désastre de Lisbonne» de Voltaire. Une belle démonstration de la raison gardée, qu’opposait le célèbre philosophe aux ténèbres de l’Église. En effet, le 1er novembre 1755, le jour de la Toussaint (fête religieuse chrétienne), la ville de Lisbonne a été secouée par un grand séisme ressenti jusqu’au Maroc, qui a même fait des sinistrés chez nous. Sa magnitude est évaluée aujourd’hui entre 8,5 et 8,7 sur l’échelle de Richter. Un incendie, qui durera près de six jours, se déclara aussitôt à Lisbonne. Peu après les premières secousses, une énorme vague a recouvert le port, emportant personnes et maisons, finissant de ruiner la capitale. Beaucoup de citadins, fuyant les flammes, s’embarquèrent sur le Tage et ont été engloutis par les vagues gigantesques. Le tribut en vies et en pertes matérielles fut colossal: environ 20.000 morts et la ville de Lisbonne détruite aux trois quarts.
Au Maroc, la catastrophe naturelle de 1755 a été décrite par des témoins oculaires contemporains des faits. En tout, près de 60.000 personnes ont perdu la vie. Les cités de Fès et Meknès ont été complètement détruites. Tanger et Salé furent submergés par un tsunami et des dégâts ont été déplorés jusqu’à Agadir et Essaouira. Le Royaume était gouverné par le Sultan Moulay Abdallah Ben Ismaïl (1748-1757).
Ce séisme ébranla savants et philosophes du monde musulman et chrétien. Il ouvrit un débat historique sur le malheur et la providence. L’Église expliquait le phénomène par une punition divine, qui s’abattit sur les mécréants portugais. Voltaire n’en démordit pas. Il écrivit son pamphlet contre l’interprétation religieuse donnée à cet évènement naturel. Le philosophe privilégiait les explications scientifiques, excluant toute spéculation morale et le commerce des idées sur le dos des victimes innocentes.
Parmi ces témoins oculaires, l’historien Mohammed Ibn al-Tayyib Al-Qadiri (1712-1773) qui a vécu à Fès. Il décrit cet événement en se basant sur les faits et sans jamais entrer dans des argumentations théologiques, dans son livre Nashr al-mathānī li-ahl al-qarn al-ḥādī. Ainsi, cet auteur a fait savoir que la terre «s’est inclinée à l’Est et à l’Ouest pendant cinq minutes, et on a entendu un fracas comparable à celui des meules de moulin. On a entendu dire que l’eau des vasques et des bassins était entrée dans les maisons et les sources devenaient troubles. Il y a eu un arrêt dans le courant de certaines rivières». Mohammed Ibn al-Tayyib Al-Qadiri a décrit de nombreuses maisons détruites, des murs et des plafonds fissurés ou endommagés, que les habitants ont fini par démolir pour éviter qu’ils ne s’effondrent sur eux. Quant aux commerçants, ils «ont abandonné leurs magasins ouverts avec ce qu’ils contenaient».
À Meknès, «la plupart des maisons et des fortifications ont été démolies ; la tour de la grande mosquée s’est effondrée sur sa base, ainsi que la mosquée de la Casbah du Sultan et la plupart des autres édifices de culte» écrit-il.
S’agissant du tsunami, «la mer aurait pénétré sur 2,5 km à l’intérieur des terres comme à Tanger et la hauteur des vagues aurait dépassé les dizaines de mètres dans certains endroits de la côte» relate l’historien marocain. «L’on a reçu des nouvelles de Salé, où la mer s’est retirée très loin et la population de Salé est sortie pour contempler ce spectacle de désolation ; mais le flot est revenu vers le rivage et s’est rapidement avancé vers l’intérieur des terres (…) submergeant tous les gens se trouvant en dehors de la ville», raconte encore Al-Qadiri.
L’historien, contemporain des faits, a aussi noté que de nombreuses caravanes qui stationnaient à l’entrée des villes portuaires, étaient englouties par les flots avec leurs marchandises précieuses, en emportant sur leur passage hommes, femmes, enfants, bétail et barques de pêche.
Quant au grand Ibn Sina (Avicenne), il expliqua, au 11ème siècle, l’origine des séismes de manière scientifique, par la formation des gaz à l’intérieur de la terre. Il avait entièrement raison.
Al-Qadiri, Voltaire, les pensées d’Ibn Sina, de bons livres de chevet par les temps qui courent...