C’était l’année du bac, à la fin des années soixante-dix. Interne à Casablanca, toujours plongé dans un manuel de mathématiques ou dans un roman, j’étais plutôt déconnecté de ce qui se passait dans le pays. On n’en avait que de vagues échos derrière les hauts murs de «Lyautey». J’étais plus au fait de ce qui se passait à Versailles sous Louis XIV (grâce au duc de Saint-Simon) qu’à Settat sous Driss Basri (pas le moindre duc pour nous parler de ça).
Un jour de sortie, je me promenais avec un condisciple du côté du Parc de la Ligue Arabe lorsque soudain je le vis détaler, traverser en trombe le boulevard puis se perdre au loin, dans le crépuscule, comme un cowboy sur son cheval à la fin du film.
Que diable s’était-il passé? Lorsque je le revis, le lendemain, il me l’expliqua, rouge de colère: j’avais prononcé le nom «Karl Marx» à haute voix, dans la rue.
- Imbécile, me dit-il, tu m’as mis en danger, c’est pour ça que je me suis carapaté. Tu ne sais pas que la police est partout? Il y en a qui sont arrêtés pour moins que ça!
- Moins que ça? Juste pour avoir dit «Karl», alors?
- Imbécile.
(NB: Nos plus jeunes lecteurs refuseront de croire à la véracité de l’anecdote ci-dessus; et pourtant, elle est vraie. J’ai toujours en mémoire la silhouette de N. fuyant au loin.)
Cela pour dire qu’il fut un temps où s’intéresser à la politique était une activité dangereuse dans notre pays. Elle ne l’est plus. Et pourtant, ils sont rares, très rares, les jeunes qui en font, c’est-à-dire qui militent avec abnégation dans un parti avec l’espoir de changer les choses. Pourquoi?
D’ailleurs -avant même de répondre à cette question-, la situation est encore pire qu’elle n’apparaît puisque beaucoup de ceux qui font de la politique n’ont aucunement en vue l’intérêt général mais le leur -et rien que le leur. Je me souviens d’avoir demandé à un ami d’enfance, devant le théâtre A*, à E* (soyons discret), en quoi consistait son activité au Conseil municipal puisqu’il y avait été élu. Il me répondit en me récitant la liste des villes avec lesquelles E* était jumelée: de beaux voyages en perspective… C’était ça, pour lui, faire de la politique.
Et ne parlons même pas des semi-analphabètes trafiquants de drogue qu’on retrouve Présidents de région: c’est ça, la politique?
C’est ce désastre qui explique une caractéristique frappante de notre beau pays: notre premier parti, si l’on se réfère au nombre de ministres affiliés, n’existe pas officiellement. Il n’est enregistré nulle part. C’est le PDT -parti des technocrates. Et c’est d’ailleurs une bonne chose: mieux vaut un technocrate compétent (repeint dans n’importe quelle couleur) qu’une nullité narco-politique.
Comment en est-on arrivé là? Il me semble qu’entre une époque, celle que j’évoque plus haut, où il y avait vraiment un engagement politique -qui comportait des risques- et une époque où il n’y a plus de risque mais où l’engagement a presqu’entièrement disparu, nous n’avons pas su gérer la transition. Il s’agissait d’éduquer toute une jeunesse à la politique. On ne l’a pas fait. Instruction civique, instruction islamique: il a manqué l’instruction politique.
D’abord, il aurait fallu commencer par l’étymologie: la politique, c’est l’art de gérer la polis, c’est-à-dire la cité. Par définition, c’est l’affaire de tous les citoyens et non d’une élite. Gérer la cité, c’est travailler pour le bien commun, l’intérêt général. Et quand il y a des divergences sur la façon de procéder, il faut mettre sur la table des points de vue -c’est une base de négociation- et non des dogmes, religieux ou autres, qui tuent toute discussion.
Les quelques points qui précèdent me semblent constituer l’ossature d’une première leçon du Cours d’instruction politique que j’appelle de mes vœux. Une dizaine de leçons de plus, dès l’école, et on aura peut-être, dans quelques années, des jeunes qui feront de la politique dans le bon sens du terme.
Ce sera vraiment un progrès dans la construction démocratique de notre pays.