Certaines nominations font plaisir plus que les autres. C’est rare, mais cela arrive. Vous sursautez de joie ou presque parce que, pour un peu connaître le concerné, vous vous dites : «Oui, oui, c’est la bonne personne!».
C’est un plaisir malin, personnel, un plaisir de gosse. Oui, tout à fait. Vous êtes comme ce gosse à qui il manque la dernière pièce du puzzle. Quand il la trouve, il est tout heureux d’avoir remporté cette victoire personnelle.
C’est ce plaisir de gosse que j’ai éprouvé quand j’ai appris la nomination d’Abdelwahab Rafiki au poste de conseiller du ministre de la Justice. Je vous explique pourquoi.
La première fois que j’ai entendu parler de Rafiki, c’était au début des années 2000. Nous vivions une drôle d’époque, surtout entre les attentats de septembre 2001 et ceux de mai 2003 à Casablanca, quand des prédicateurs surgis de nulle part distillaient des prêches incendiaires, un concentré de haine et d’appel à peine masqué à la violence.
Je m’étais alors procuré un enregistrement vidéo dans lequel un certain Abou Hafs, alias Abdelwahab Rafiki, «militait», ou plutôt chauffait une foule de plusieurs dizaines de fidèles. C’était à Fès, en pleine rue. Les propos, les mots employés, le ton, tout cela faisait froid dans le dos. Abou Hafs passait alors pour l’une des deux ou trois têtes pensantes de ce vaste mouvement que l’on regroupait sous la dénomination de Salafia Jihadia. C’est-à-dire des endoctrinés et des radicaux qui appelaient à la violence.
Ceux qui ont eu la «chance» d’écouter les prêches des «chioukhs» n’en reviennent toujours pas. L’expérience était réellement traumatisante, effrayante.
Ma deuxième rencontre avec Abou Hafs, cette fois directe et physique, a eu lieu près de 20 ans après la première. L’homme qui était en face de moi n’avait plus rien à voir avec le fou furieux qui appelait au jihad. Il faut dire qu’entre-temps, il avait fait de la prison. Et il avait, surtout, lu, beaucoup lu.
Rafiki avait vécu, depuis enfant, dans une autre prison, peut-être plus dangereuse que les centres pénitenciers du royaume. Cette prison, c’est celle de l’endoctrinement, de la littérature d’Ibn Taymiyya, d’Ibn Abdelwahab (ce n’est pas un hasard s’il porte le même prénom que le fondateur du wahhabisme) et d’autres sinistres personnages qui ont célébré la mort plutôt que la vie.
C’est ce qu’il m’a dit pour expliquer son extraordinaire évolution. Il a pu sortir de sa prison mentale. Il a pu s’en évader et s’ouvrir à un monde nouveau, insoupçonné, le jour où il a ouvert les yeux pour lire autre chose. La lecture lui a ouvert l’esprit et sauvé la vie.
L’homme qui était en face de moi, et que j’ai appris à bien connaître depuis, était sincère. C’était évident. Mais tout le monde ne partage pas cette impression. Notre société est dominée par le réflexe «c’est la police qui l’a retourné!». Il faut dire qu’elle n’a pas l’habitude et qu’elle ne croit pas trop au changement de cap. Elle le criminalise même, surtout sur des questions qui concernent la foi et les convictions religieuses.
Tant pis, Rafiki a laissé Abou Hafs derrière lui. Il ne le renie pas, parce qu’il a eu besoin de passer par cette prison idéologique avant de renaître et de retrouver sa vraie liberté, celle de vivre pleinement, de profiter de chaque moment, de participer à l’éveil de ses enfants. Et de ne plus prêcher que l’amour et l’amitié.
Abdelwahab Rafiki s’est évadé de la prison Abou Hafs. Ce n’est pas un miracle, mais le résultat d’une maturation et d’une évolution. C’est cela qui m’a fait ressentir ce plaisir de gosse quand j’ai appris sa nomination. Bravo à ceux qui y ont pensé. Ils auront besoin de lui pour sortir beaucoup de Marocains de la prison idéologique dans laquelle ils sont enfermés depuis si longtemps.
C’est une petite victoire pour le camp progressiste qui milite pour l’élargissement des libertés individuelles, un noble combat. Et cette petite victoire, qui en appelle d’autres, est un vrai plaisir d’enfant!