Les hommes politiques ont un point commun avec les écrivains et les chroniqueurs. Ils aiment jouer avec les mots. C’est le plus délicieux des vices. Le plus pernicieux aussi. Cela consiste à s’emparer des mots pour leur faire dire tout et son contraire.
Dans le meilleur des cas, c’est de la magie. Dans le pire, c’est de l’hypocrisie. Entre les deux, on se perd le plus souvent…
La polémique qui vient d’opposer deux poids-lourds de la politique marocaine, Ahmed Toufiq et Abdelilah Benkirane, répond à ce jeu dangereux avec les mots. Les deux hommes ont croisé le fer autour d’un mot lourd de sens, et qui concentre toute l’hypocrisie politique marocaine: la laïcité.
Invité à s’exprimer devant le Parlement, Ahmed Toufiq, le ministre des Habous et des affaires islamiques, a dit que le Maroc était un pays laïque. Oui, vous avez bien lu. Bien sûr, le gardien du temple a nuancé son propos, expliquant que la laïcité marocaine avait peu à voir avec la laïcité française. Il a aussi révélé que la phrase magique («Le Maroc est un pays laïque») est une affirmation de Toufiq lui-même, initialement destinée à un ministre français.
On peut imaginer le dialogue. Toufiq, ministre des Affaires religieuses marocain: «Au Maroc, nous sommes laïques!». Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur français: «Ah! Vraiment?».
Mieux que personne, M. Toufiq sait que l’on vit une vraie-fausse laïcité. Cela dépend du sens que l’on veut bien donner au concept. Toufiq est un homme de lettres et de mots (il est romancier et essayiste, remarquable par ailleurs), il ne parle pas en l’air et il peut faire des miracles avec les mots.
Et le miracle est là: nous avons l’homme le plus à droite qui nous délivre l’affirmation la plus à gauche qui soit. Le religieux en djellaba revendique sa laïcité. C’est plus qu’un oxymore. Les plus sceptiques parleront d’hypocrisie et de non-sens. Voire d’erreur (de stratégie? de communication?) assez incroyable à ce niveau.
Mais les autres diront toujours que la petite phrase de Toufiq ne vient pas de nulle part. Elle correspond à une réalité qui n’est pas dite. Et si le ministre marocain l’a réitérée devant les élus de la Nation, c’est que la petite phrase n’était pas seulement destinée à la consommation extérieure.
On comprend la réponse cinglante d’un Abdelilah Benkirane, qui a crié au scandale ou presque. Son désarroi doit être total, et même sincère. Que lui restera-t-il, à lui et aux siens, si le Maroc officiel met en avant sa laïcité?
Dans sa Plaidoirie pour un Maroc laïque, publiée peu en 2019, le regretté Abderrahim Berrada sous expliquait déjà que sans laïcité, il n’y a pas de démocratie (ou alors de façade). Et sans démocratie, il ne peut y avoir de laïcité.
Au Maroc, la laïcité n’est pas seulement un moyen de barrer la route à l’islam politique. Elle fait de la religion une liberté et libère l’individu de toute crise de conscience. Il ne s’agit pas seulement de croire ou ne pas croire, mais d’être libre.
Sans cette liberté, il ne peut y avoir d’égalité, c’est-à-dire de démocratie. Même en étant ancrée dans la religiosité, la société marocaine aspire à cet idéal de liberté et d’égalité. A sa manière, bien sûr, et avec ses contradictions, ses peurs, son hypocrisie.
Et cela, Toufiq et Benkirane l’ont bien compris, même en jouant avec les mots. Nous aussi.