L’enfer, ce n’est pas les autres

Karim Boukhari.

Karim Boukhari.

ChroniqueIl faut beaucoup de courage et de lucidité pour émettre un avis personnel sur la guerre en Palestine. Quand on n’est pas censuré par les autres, on l’est par soi-même. On se tait.

Le 18/11/2023 à 09h12

Et quand on ne se tait pas, on finit par développer un double discours. Il y a le «on» et il y a le «off». Deux versions: la privée et la publique.

Entre amis sûrs, très sûrs, on se laisse aller à dire ce qu’on pense. Sans se mettre de gants, sans filet de sécurité. Mais, en société, on baisse la tête et on rejoint la meute. On dit ce qui est bon à dire, ce que les autres répètent et veulent entendre, encore et encore.

Alors si le silence est d’or, parce qu’il vous épargne le pire, c’est-à-dire devoir ramer à contre-courant en justifiant chaque mot et chaque silence, que dire de ce double langage, de cette triste tentation de contenter tout le monde qui équivaut à un renoncement et à la fin de l’indépendance de l’esprit?

La voix de l’intellectuel est noyée dans la vox populi. Elle est inaudible. Et quand elle émerge malgré tout, elle est tout de suite épinglée, montrée du doigt, étouffée. Les quelques intellectuels marocains qui ont osé émettre un timide «oui, mais…» ont été victimes d’une campagne de «takfir», de dénigrement, d’une manière à la fois injuste et violente.

Même vos amis vous poussent parfois à choisir votre camp, comme face à un vulgaire match de foot. Alors, avec nous ou avec les autres? Les noirs ou les blancs?

Il n’y a pas de juste mesure, de juste milieu. L’objectivité devient une forme de lâcheté. La paranoïa est telle que même ceux qui appellent à la paix ont peur d’être lynchés en public. Pourquoi? Parce que la paix a un préalable, un prix: la reconnaissance/normalisation des deux côtés, c’est-à-dire de l’autre.

Et c’est qui les autres? C’est tout le monde. Vu d’ici, c’est eux les autres. Vu de là-bas, c’est nous les autres. Nous sommes donc tous les autres. Mais nous sommes nombreux, trop nombreux, à l’ignorer et à continuer de diaboliser l’autre.

Les gens ont envie qu’on leur dise ce qu’ils veulent entendre. Alors on les sert sans s’écarter de cette ligne de conduite. Même les humanistes se cachent. Ils ont peur. Un intellectuel arabe de la valeur de Hamed Abdessamad, qui dit que seule la vie est sacrée et que son cœur saigne pour les victimes palestiniennes et israéliennes, est discrètement applaudi par quelques-uns, ignoré ou pris à partie et diffamé par la majorité.

On écoute et on comprend davantage ceux qui caressent dans le sens du poil, les va-t-en guerre, les radicaux, les borgnes, ceux qui ne regardent que d’un œil, qui prêchent la haine et rejettent toute la faute sur l’autre, les autres.

Et pourtant. C’est bien parce que les temps sont durs, et parce que la tentation de la régression est grande, que l’on a besoin de ces petites voix étouffées, de ces humanistes qui se taisent ou n’arrivent pas à se faire entendre, de ces justes qui attendent que la tempête passe…

Par Karim Boukhari
Le 18/11/2023 à 09h12