J’ai pris hier, pour la première fois, le TGV marocain, le fameux Al Boraq, de Casablanca à Tanger. Inutile de faire durer le suspense : tout était parfait– et ne croyez pas que je sois subventionné par l’ONCF: j’ai payé le ticket avec mon bel argent, gagné à la sueur de mon front. Ceci est donc une appréciation objective: im-pec-ca-ble! La salle d’attente à Casa, le train lui-même, propre et confortable, les gares, les contrôles rapides et courtois.
Je dois avouer que quand j’ai vu sur l’écran s’afficher en direct la vitesse de pointe– 300 km/h- j’ai cru halluciner. Il m’est quand même arrivé, dans mon enfance, d’être transporté entre El Jadida et Azemmour sur une vieille carriole branlante, à la vitesse du mulet: 3 km à l’heure. Et quand il m’arrivait d’aller de Casablanca à Tanger, quand j’étais lycéen, il fallait s’armer de bidons d’eau et d’une patience à tout épreuve : le voyage durait près de six heures et parfois le double, en cas de pépin. Pour des raisons obscures, il fallait passer par Sidi-Kacem, où il y avait du gaz et un club de foot– et c’était tout.
Y a pas à dire, on a fait du progrès. Mon frère m’a raconté qu’un de ses collaborateurs était revenu ébloui de son premier Casablanca-Tanger en TGV. Le même avait pourtant débiné le projet pendant toute sa gestation, sur l’air bien connu de “On aurait pu construire vingt hôpitaux avec cet argent“, “On aurait dû d’abord finir la ligne Khouribga-Béni Mellal“, etc. Mais bon, il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais d’avis.
Donc, je me répète : c’était parfait. Même les inévitables butors qui fument dans les couloirs des trains n’étaient pas là, sans doute occupés à pourrir la vie des gens dans des tortillards moins intimidants. En sortant sur le parvis de la gare de Tanger– je dis “parvis“ parce que ces gares imposantes sont les cathédrales des temps modernes– j’étais (oserai-je l’avouer ?) fier d’être Marocain, ce qui ne m’arrive d’habitude que quand nous battons le Brésil 3-0 ou quand je déguste un bon plat de t’rid.
– Tout ça à cause d’un train? me demandez-vous, ébahi(e)s.
Mais oui. On prend son bonheur où on le trouve.
Et puis… et puis, un doute insidieux– le fameux waswas coranique– se glissa dans mon âme d’enfant (nous redevenons tous des enfants quand nous montons dans un train)– et je me souvins du mot fameux de la maman de Napoléon le jour où son fils fut sacré empereur:
– Pourvu que ça dure…
Parce qu’il faut bien le reconnaître– nous sommes entre nous, on peut tout se dire– notre grand défaut est là: l’entretien, la pérennité. Si dans dix ans Al Boraq est toujours aussi beau, propre et rapide, alors nous aurons définitivement changé d’époque. S’il s’est dégradé au point de ressembler à la carriole J’dida-Azemmour de mon enfance, alors nous aurons prouvé que notre modernité n’est qu’un leurre. Rendez-vous dans dix ans…