Héritage, tutelle, mariage des mineurs, divorce… Les modifications proposées pour la révision de la Moudawana ne font pas que des heureux!
Au nombre de ces réformes, prochainement soumises au vote du Parlement, figure la question de la polygamie, dont l’interdiction absolue n’a pas été acceptée par le Conseil Supérieur des Oulémas dans un souci de répondre à certaines problématiques sociales; et surtout, en raison, précise-t-on, de sa légitimation dans le Coran.
Un amendement notable stipule, toutefois, l’obligation de consulter l’épouse lors de l’établissement de l’acte de mariage pour s’assurer de sa volonté (ou pas!) d’imposer une clause interdisant la polygamie. Auquel cas, l’époux perdrait ce droit, tandis qu’en l’absence d’une telle condition, la polygamie se trouverait tout de même restreinte à des situations d’exception comme l’infertilité de l’épouse.
Il n’en fallait pas plus pour déchaîner quelques réactions offusquées, allant jusqu’à parler de changer les lois islamiques, de remettre en question la législation de Dieu, de s’aligner sur l’Occident…
Bien que phénomène ultra minoritaire (je ne connais personnellement aucun polygame; même mes grands-pères, au premiers tiers du siècle dernier, ne l’étaient pas!) et bien que tout le monde soit d’accord sur les difficultés actuelles, pour le commun des mortels, d’entretenir parfaitement un seul foyer, a fortiori deux ou trois, la question polarise le débat et sa défense acharnée ne manque pas d’être élevée au rang de «résistance religieuse et civilisationnelle». Rien que cela!
Or, que dit la religion à ce propos?
Pour situer l’institution dans l’espace et dans le temps, l’islam, comme les religions qui l’ont précédé, a vu le jour dans des sociétés patriarcales polygames, expression de la puissance masculine et démonstration de richesses, répondant, entre autres, à des besoins utilitaires comme la garantie d’une abondante descendante et de là, la multiplication des alliances et des mannes d’adhérents.
Sa pratique est attestée anciennement chez les Hindous, les Perses, les Assyriens, les Égyptiens…
Dans le monde judaïque -où aujourd’hui encore, en Israël, elle reste malgré son interdiction, exceptionnellement autorisée par le tribunal rabbinique et encouragée par une organisation ultra-orthodoxe- aucune restriction ne lui est opposée dans l’Ancien Testament.
Le patriarche Abraham avait eu au moins deux épouses. La Bible en reconnaît plusieurs à Isaac, à Jacob ou à David, avec un summum atteint par Salomon qui aurait eu selon le «Livre des rois», «sept cent princesses pour femmes et trois-cent concubines».
Plus tard, au 10e siècle, dans le milieu juif ashkénaze, l’une des réformes les plus connues du rabbin, érudit et décisionnaire rhénan, Guershom ben Yehouda, était l’interdiction de la polygamie dans les communautés juives d’Occident.
La convocation du Grand-Sanhédrin en 1807, sous le règne de Napoléon Bonaparte, aboutit par ailleurs, entre autres décisions doctrinales, à l’abolition de la polygamie afin de se conformer au code civil de l’Empire.
Pendant ce temps-là, heureux qui, comme un Séfarade, était libre de vivre selon les normes culturelles anciennes, en interaction avec les sociétés musulmanes, avant la révision de ces pratiques matrimoniales en faveur du renforcement du mariage monogamique au sein des communautés juives.
Dans la religion chrétienne cette fois, alors qu’aucun texte de l’Evangile ne l’interdit expressément, la polygamie est abolie par l’Eglise catholique qui consacre l’indissolubilité du mariage, ne pouvant donc être rompu, sinon par la mort de l’un des époux et interdisant de fait le divorce, surtout s’il devait permettre de secondes noces, ce qui est assimilé à une «polygamie successive» prétexte pour favoriser le libertinage et s’adonner à toutes les formes de volupté.
Le Concile de Rome, tenu en 826, a ainsi condamné la polygamie et a pris des mesures pour l’éradiquer parmi les nouveaux convertis, avant la consolidation, au 11e siècle, de l’idée du mariage monogamique comme norme chrétienne dans la réforme grégorienne.
L’application se heurtait toutefois à quelques réfractaires dont les rois germaniques ouvertement polygames, tout autant Vikings, Mérovingiens ou Carolingiens, connus pour leurs déboires conjugaux.
C’est également le cas de personnalités espagnoles polygames, sous l’influence des Maures, dit-on, avant de subir les foudres de l’Inquisition.
Aujourd’hui encore, quelques communautés marginales, à l’instar de l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours, continuent à pratiquer ce qui est désigné «mariage plural», voulu comme le rétablissement d’une pratique biblique incitant, depuis la Genèse, à croître et à se multiplier.
Ces exceptions mises à part, les sociétés occidentales affichent une répulsion manifeste pour le mariage polygame, lié dans les esprits à des mouvements sectaires ou à l’islam.
Pourtant, l’islam, apparu dans des sociétés où aucune restriction n’était ordonnée aux hommes en la matière, n’a pas encouragé la polygamie mais l’a limitée et l’a réglementée afin de fournir des solutions adéquates en toutes situations, en l’accompagnant d’une condition draconienne qui est l’absolue égalité. Mission quasi impossible, si ce n’est sur le plan financier et «physique», du moins sur le plan sentimental.
Les études contextuelles des versets coraniques qui abordent la question de la polygamie, explicites dans La Sourate des Femmes, soulignent par ailleurs que ces versets furent révélés après l’émigration du Prophète à Médine et la défaite de l’armée musulmane contre les Quraychites à la bataille d’Uhud, faisant plusieurs victimes dans les rangs des combattants musulmans et conduisant à la nécessité d’assurer la protection des veuves et des orphelins.
Il s’agit du verset 3 de cette Sourate n°4: «Et si vous craignez de ne pas être équitables envers les orphelins, alors épousez deux, trois ou quatre femmes parmi celles qui vous plaisent, mais si vous craignez de ne pas être justes, alors une seule, ou ce que vous possédez par serment. Ceci est plus approprié afin de ne pas faire d’injustice.»
Puis, vient le verset 129: «Vous ne pouvez jamais être juste envers vos femmes, même si vous le désirez ardemment»
Il ne devrait échapper à personne, surtout pas à ceux qui arguent de l’attachement à l’esprit de la religion, le nombre d’occurrences référant à la notion de justice et la mention relative à l’impossibilité d’assurer une totale équité dans un but manifeste de dissuasion.
Sur le plan légal, aucune femme ne peut être forcée à devenir une seconde épouse, tout comme chaque femme devrait être libre de refuser la polygamie sur son acte de mariage, qui reste, somme toute, un contrat conclu entre deux parties d’un commun accord. Libre à chacun de l’accepter ou de refuser de le ratifier avant l’engagement!
Alors pourquoi cette levée de boucliers? De quoi parlons-nous aujourd’hui comme avancée? De celle qu’avait exigée Sakina bint Husayn, née en Arabie en l’an 49 de l’hégire!
Au nombre des récits dont le souvenir a parcouru les âges, se trouve en effet celui de la fille de Houssayn (petit-fils du Prophète) qui aurait exigé, entre autres conditions, de son époux, Zayd ben ‘Amrou, de ne toucher aucune autre femme au risque d’en faire une cause de rupture du lien conjugal.
Suite à la faillite à son engagement, Sakina n’a pas manqué de lui livrer un procès retentissant, d’après Abou-l-Faraj al-Isphani dans son «Kitab al-Aghani», demandant le divorce et lui assénant au tribunal, avec son éloquence mémorable, devant le juge de Médine:
- «Prends de moi un dernier regard, car par Dieu, tu ne me verras plus jamais après cette nuit!»