Pourquoi avons-nous abandonné les Beaux-Arts?

Fouad Laroui.

ChroniqueLes arts enrichissent notre vie. Dans la famille des Hominidés, ils nous transcendent par rapport à nos cousins. Nous n’avons pas le droit de priver les enfants et les adolescents de l’accès à ce qui fait de nous des êtres humains.

Le 25/12/2024 à 11h00

Mon ami Khalil B. m’a appris une chose intéressante lors d’un dîner chez lui, samedi dernier: il fut un temps où notre ministère marocain de l’Éducation nationale s’appelait ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts. Et d’ajouter: «Au temps béni de ma jeunesse, à Rabat, je me rendais à pied au lycée Moulay Youssef, et c’est bien ce qui était marqué sur la façade du ministère, à côté de Bab Rouah. Récemment, j’ai fait quelques recherches sur le Net et j’ai vu que c’était le fameux docteur Benhima qui inaugura ce ‘double’ ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du 8 juin 1965 au 11 novembre 1967.»

Pris de court, je ne pus qu’ajouter niaisement: «Cela fait au total deux ans et presque six mois.»

Khalil B., imperturbable, continua de révéler le résultat de ses recherches: «Le non moins fameux Abdelhadi Boutaleb fut le dernier ministre ‘… et des Beaux-Arts’, du 6 juillet 1967 au 17 juin 1968.»

- Tiens, ça tombe juste: 11 mois et 11 jours.

L’épouse de mon ami Khalil me regarda avec inquiétude:

- Tout passe par l’arithmétique, chez toi?

Ce ne fut que le lendemain, après être rentré chez moi et avoir nourri le chat, que je me rendis compte de l’importance de ce que j’avais appris la veille.

Ainsi donc, on prenait autrefois les Beaux-Arts au sérieux, au point de les accoler à l’Éducation nationale!

Pourquoi avons-nous abandonné cette excellente idée en juin 1968?

Les conséquences de cet abandon, on les constate tous les jours. J’ai en face de moi, chaque semaine, des étudiants qui excellent en maths et en physique, mais qui n’ont jamais entendu parler des portraits du Fayoum égyptien, des sculptures de l’antiquité grecque, des peintres de la Renaissance, des impressionnistes ou de Matisse ou d’Andy Wahrol -fût-ce pour le détester.

Picasso, oui, ils en ont vaguement entendu parler, mais, faute de formation en Histoire de l’art, ils n’en pensent rien -ou pire: «que des gribouillages, qu’un enfant pourrait faire.» Quant à l’art contemporain de leur propre pays, quand je leur en parle, ils baillent aux corneilles: ils n’ont jamais mis les pieds dans un musée ou une galerie. Ouazzani, Rabie, Bellamine? De parfaits inconnus.

Pire: ils croient que l’art est, comment dire, superflu. On aimerait leur tatouer sur le poignet la belle formule de Voltaire: ‘Le superflu, chose si nécessaire.’

Parce qu’enfin, si la vie se réduisait à dormir, manger, travailler et se vêtir, en quoi serions-nous différents de nos cousins les bonobos? Vous me dites qu’eux vont nus dans la savane. OK, très bien, nous avons honte de nos instincts, nous, donc: «si tu vois un homme nu, couvre-le» (Ésaïe, 58, 7), mais à part ça, nous et les bonobos, hein? Quelle différence sinon l’art, sinon la culture?

«Quand on les initie, avec méthode, aux splendeurs, aux mystères et à la nécessité de l’art, nos étudiants ne sont pas moins passionnés que leurs homologues russes, français ou italiens.»

En l’absence d’initiation à l’art, on en arrive à cette incongruité, à laquelle j’ai assisté: deux brillantes doctorantes en mathématiques papotent dans un Starbucks des R’hamna (si, si, ça existe):

- Je vais à Bruxelles la semaine prochaine présenter mes recherches sur le rayon de convergence des fonctions pluri-sous-harmoniques bornées.

- Tu vas à Bruxelles? Je connais. J’y ai présenté un papier sur une extension probabiliste du théorème de Kronecker-Weber. Il y a là un super mall avec des magasins branchés. Tu vas adorer. Viens, on va gougueler l’adresse.

J’en ai avalé mon cappuccino de travers. Bruxelles! Des malls!! Des magasins!!! Mais enfin, c’est d’abord une ville d’art et d’Histoire! (Pardon pour tous ces points d’exclamation, mais je suis outré…) Le Mont des Arts! (On peut y passer sa journée.) La Grand-Place, la plus belle place du monde! (Oui, monsieur.) Le musée Magritte! L’Atomium! Le ‘Bozar’ de Victor Horta, le maître du style ‘Art nouveau’! Le parc du Cinquantenaire et son Musée Art et Histoire!

Et au lieu de toutes ces merveilles, A recommande à B d’aller dans un mall s’esbaudir devant des pulls, des chemises ou des pantalons -des fringues, quoi- qui sont sans doute fabriqués au Maroc, d’ailleurs.

Quelle tristesse…

La faute à qui? La faute à l’enseignement. Parce que ce n’est pas l’envie qui manque -mais comment peut-on avoir envie de ce qu’on ne connaît pas? C’est l’offre qui est déficiente. Je donne chaque année, dans ces mêmes R’hamna, six cours de trois heures d’initiation à l’art. Je peux donc attester de ce fait: quand on les initie, avec méthode, aux splendeurs, aux mystères et à la nécessité de l’art, nos étudiants ne sont pas moins passionnés que leurs homologues russes, français ou italiens. Oui, c’est bien l’offre qui est déficiente.

On peut être passionné par la science, par les mathématiques (je le suis) -et, en même temps, par les arts. Ce n’est pas incompatible. Les arts enrichissent notre vie. Dans la famille des Hominidés, ils nous transcendent par rapport à nos cousins. Nous n’avons pas le droit de priver les enfants et les adolescents de l’accès à ce qui fait de nous des êtres humains.

C’est pourquoi j’adresse à qui de droit cette supplique: faites, pour le plus grand bien des générations qui viennent, pour le plus grand bien du pays, que ce ministère soit de nouveau «de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts».

Merci.

Par Fouad Laroui
Le 25/12/2024 à 11h00

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Touria Serraj, Merci si Laroui pour votre Article. Je suis tellement d'accord avec vous d'autant que mois à l'âge de la retraite je reconnais que l'enseignement de l'art et la culture pour moi à commencé dès l'âge de mon enfance. A.lEcole Attahdib Alhourra à Eljadida. En plus des études des langues arabe et française onavait dessin, chant et théâtre. Arrivées au secondaire, nous avons trouvé un programme de formation incluant toute la culture; musique, peinture, théâtre. Une formation complète. Merci pour votre Article!!!!

Bjr professeur!Le ministère de l'éducation nationale a aussi abandonné la poésie.Il y a bcp d'établissements où il n'y a jamais eu d'enseignement d'art alors comment voulez-vous que le Maroc ait des générations qui connaissent et savourent les Beaux-Arts?Il y a de temps en temps des initiatives personnelles et associatives pour initier les jeunes aux différents arts,mais cela reste très limité.Tant que les jeunes ou les pas jeunes ne comprennent pas que les arts sont aussi nécessaires que la nourriture,l'eau et l'oxygène,on n'est pas sortis de l'auberge.Bien sûr,il incombe aux parents de faire connaître les différents arts à leurs enfants,mais et fort malheureusement ils n'ont pas assez de temps pour le faire car ils travaillent dur pour leur asssurer une vie prospère.Joli billet.Merci.

Y a-t-il moyen de suivre vos cours d'Histoire de l'art à distance, via Teams ou Zoom?

Cher Professeur excusez-moi de profiter de votre appel pour lancer un Cri du cœur ! Je crois qu'il nous faudrait dans notre Cher Pays un Ministère de la gestion des Affaires locales ! Avec tous mes respects à notre Ministre de l'intérieur ! Nos Centres Villes des grandes villes Touristiques comme Marrakech sont EMBOUTEILLÉS et ÉTOUFFENT !!! Dans les ruelles commerçantes de la Médina de Marrakech les Motos TERRORISENT tout le monde Touristes compris ! Quand vous parlez à 1 "responsable" de ce problème il vous répond c'est INSOLVABLE et certains vous répondront que c'est 1 Culture !??? Que Faire Alors ?!!! Surtout que le Maroc est à la Veille de GRANDS ÉVÉNEMENTS INTERNATIONAUX !!! ??? MERCI

Bonjour Si Laroui; Pour tous ceux et celles qui veullent s'initier à l'art, ou plus précisemment à l'histoire de l'art tout en se divertissant, je leurs conseille de lire les romans de Dan BROWN.

Quelle place auront les beaux arts dans un enseignement agonisant Avant de passer aux Arts, beaux ou laids, il va falloir améliorer le niveau et la qualité des programmes scolaires de l’enseignement public. 46% des élèves du primaire ont des difficultés de faire des multiplications et des divisons.

À mon tour de vous dire MERCI, cher Fouad Laroui. Contre l’obscurantisme qui nous entoure et nous menace, des gens comme vous représentent l’ouverture d’esprit, les lumières et la culture universelle. Continuez, ne vous laissez pas décourager par la bêtise et l’ignorance qui prétendent vous contredire.

Bonjour, Pensez-vous vraiment que c’est la faute de l’enseignement ? Dans une certaine mesure, “oui”. N’oublions pas qu’il y a encore peu de temps, avant l’avènement récent des appareils photo accessibles à tous, certaines personnes exigeaient que vous supprimiez les photos prises par inadvertance, car elles considéraient cela comme un affront à Dieu. Cela dit, seule cette catégorie d’art était interdite. L’art au Maroc reste l’un des plus diversifiés au monde, notamment dans la musique, la poésie, les dessins sur les produits d’artisanat, le zellige, les caftans, la poterie, la maroquinerie, l’architecture, le travail du bois, etc. Pensez-vous que cette diversité artistique est suffisamment valorisée aujourd’hui ? Et est-elle connue des Belges ?

Bonjour Si Laroui: A tous ceux et celles qui veullent s'initier à l'art ou plus precisemment à l'histoire de l'art tout en se divertissant; je leurs conseille de lire les romans de Dan BROWN. En plus, c'est une trés bonne façon d'ameliorer son anglais, si on les lit en anglais.

OUI Pour 1 Ministère de l'Éducation et des Beaux Arts et pour 1 Ministère de la Jeunesse et des Sports ! MERCI

Par manque de sensibilisation à l’art et à la lecture, nos jeunes ne savent que faire de leur temps libre. Certains s’en tirent par le sport. Tant mieux pour eux. D’autres remplissent leur temps par l’obsession religieuse, qui peut entraîner vers le fanatisme, d’autres tournent mal: les drogues, la délinquance. M. Laroui a raison. Il faut effectivement sensibiliser nos enfants à la culture sinon ils ne sauront que faire de leurs loisirs et risqueront de mal tourner…

En France malheureusement avec le nouveau Ministre de l Éducation Elisabeth Borne et la Ministre des droits des femmes Aurore Bergé...le Ministère de l Éducation devient Ministère de l Éducation et de la Sexualité car ces 2 dames ont déclaré que leur priorité d éducation :c est enseigner la Sexualité dès la maternelle ...c est vrai que c est important vu l état désastreux de l enseignement où les illettrés croissent, où les écoles sont bordelisées, où les petits français ne connaissent pas l histoire ni la géographie ni une règle de trois etc....bon ils connaîtront grâce à Elisabeth Borne 🤔🤔🤔🙄🙄🙄 les secrets de la sexualité et des LGBT à défaut de savoir lire et écrire..alors les beaux arts eux sont définitivement enterrés. 😂🤣😂🤣😂

Quel magnifique nom pour le Ministère de l'éducation et des Beaux Arts....les Beaux Arts c est l enseignement de la beauté, de l esthétique de tout ce qui nous entoure, c est la transmission culturelle des créations de ceux qui nous ont précédé avec les valeurs qui y sont rattachées et c est le lien qui se créé entre les héritages, la continuité, la restauration et les nouvelles création. C est l outil dont tout le monde devrait savoir se servir pour exprimer ses sentiments....voire suite

En outre des cours sur la culture, Il manque aussi l'enseignement de l'esprit critique via des cours de philosophie, littérature...

Oh que oui... L'esprit critique, ça manque chez nous. Les gens sont enclins à croire n'importe quoi, même les fables les plus extravagantes. Voyez le succès des pseudo-voyantes - qui ne voient rien mais empochent prestement les dirhams de leurs clients dépourvus de tout esprit critique...

Merci, Si Fouad, ton article nous replonge dans les années 60-70, et nous rappelle notre héritage d’une Nation profondément sensible à la beauté, ( en témoignent les Mérinides pour ne citer que cette époque). Aussi , Alma Art Gallery, récemment inaugurée, s'engage à élargir le cercle des amateurs d'arts visuels et à soutenir la dynamique artistique nationale, portée par les artistes , les galeries, et par l'infrastructure publique, tel le Musée Mohammed VI et les théâtres de Rabat et de Casablanca récemment inaugurés. ALMA prévoit, des programmes de sensibilisation des étudiants des établissements d'enseignement supérieur , par des visites de l'exposition actuelle, Réminiscences du grand artiste Abdellah Dibaji , afin de rapprocher nos jeunes de l'art et de l'enrichir par le dialogue.

les beaux arts ne nourrissent pas son homme, ni sa femme .On a inculqué depuis notre jeune âge , que seuls la science, la technicité sont à mêmes d'améliorer notre rang social ; l'art est un luxe qu'on n' avait pas le temps de se permettre, même pour ceux qui en avait la fibre ou le talent. Par ailleurs , les goûts et les esprits évoluent , la sensibilité à l'art aussi , les beaux arts et les mauvais arts sont relatifs. C'est la créativité qui doit être partout stimulée et encouragée ; les "beaux arts" sont une source d'inspiration , le talent est un don divin qui naît en dehors de toute contingence de classe sociale , pour autant il lui faut un terreau fertile ou s'exprimer et se développer. Commençons par des villes et villages propres ,harmonieux et sans incivilité.

Cher Laroui, Merci pour cet article. Je vis à Rabat. Je vais de ce pas visiter le musée d’art contemporain. J’ai honte de ne pas encore l’avoir fait…

Merci pour cet article inspirant ! L’art mérite vraiment une place centrale dans l’éducation. Bravo pour cette belle réflexion.

Excellent article, monsieur Laroui. À envoyer directement aux responsables de l'enseignement de notre pays.

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