Quand la photographie ébranle notre tartufferie…

Rachid Achachi.

ChroniqueJe voulais écrire une chronique géopolitique, mais un événement m’a amené à exhumer une vieille idée, que je désirais depuis longtemps analyser, à savoir notre rapport à la photographie.

Le 16/03/2023 à 11h02

Il se trouve que ce mercredi, en attendant dans la gare de Kénitra l’arrivée du train sur le quai, j’eus l’envie de prendre en photo un train en mouvement avec mon appareil photo. Loin de moi l’idée de prendre quiconque en photo, mon souhait était tout simplement d’obtenir un effet de flou artistique.

Rien de bien méchant, sachant que j’ai pris toutes les précautions pour qu’aucune personne n’apparaisse sur la photo. D’autant plus que le quai était quasiment vide, et qu’un soleil brûlant dévoilait à ce moment précis toute l’absurdité d’une architecture qui se veut moderne, soit une architecture qui oblige tous les usagers à rester collés au mur, car les bancs qui leur étaient destinés, sont devenus de fait, grâce au génie de l’architecte, des transats pour bronzer. Mais ça c’est une autre histoire.

Cinq minutes plus tard, je vois le chef de gare, accompagné solennellement de deux policiers en uniforme, avancer vers moi d’un pas assuré. J’étais assis sur le transat appelé «banc», j’ai levé la tête pour répondre à leur bonjour, et j’ai vu sur un plan symbolique l’Etat et l’autorité planer sur moi. «Quel crime ai-je pu bien commettre pour amener le chef de gare et deux policiers en uniforme à m’interpeller de la sorte?», me suis-je dit. Quelle terrible menace pour l’ordre public ai-je pu bien représenter?

J’aurais pu jouer au plus malin en rétorquant à l’image d’un Diogène de Sinope: «Ôtez-vous de mon soleil». Mais j’ai vite saisi que tous les agents d’autorité n’avaient pas forcément le même attrait que moi pour les traits d’esprit et l’humour cynique.

Bref, j’ai eu droit à un long monologue juridique sur la nécessité d’obtenir une autorisation écrite de la part des autorités, pour prendre une simple et innocente photo d’un train ou d’une gare…

Les trois personnages ont été, cependant, très professionnels et courtois. Il me semble important de le mentionner, à une époque où certains cherchent la moindre occasion pour dénigrer les agents d’autorité. Mon problème, c’est davantage les lois et les mentalités qui rendent ces situations possibles.

Premièrement, l’irrationalité de la démarche. Car comment à une époque où n’importe quel citoyen, peut avec son smartphone prendre autant de photos qu’il veut sans que personne ne s’en rende compte, on peut continuer à interdire de prendre des photos dans un espace public?

Vouloir interdire leurs publications sans l’accord des personnes qui y figurent, je veux bien. Mais dans «espace public», il y a bien «public», non? Les caméras de sécurité et de surveillance, qui rendent un service inestimable autant aux citoyens qu’aux autorités, ne filment-elles pas l’espace public avec les citoyens qui s’y meuvent? Quand des touristes visitent le Maroc et prennent des photos de rues, de monuments et de bâtiments, doivent-ils être interpellés car n’ayant pas d’autorisation? Voilà des réflexes sécuritaires totalement inappropriés, et surtout inefficaces, qui font que la région du Maghreb, dont fait partie le Maroc, est classée parmi les plus photophobes du monde.

La réponse est peut-être à chercher du côté de la sociologie. Car le Marocain est plongé quotidiennement, depuis sa tendre enfance, dans un monde structuré par des injonctions paradoxales, qui finissent par créer des dissonances cognitives. Il doit en permanence arbitrer entre, d’une part, les impératifs moraux, religieux et coutumiers auxquels il est obligé de croire ou de faire semblant de croire et, de l’autre, toutes les incitations pulsionnelles, marchandes, consuméristes, charnelles et licencieuses qui l’aspirent dans cette société dite en modernisation. Entre ce qu’interdit la loi dans le texte et ce que le réel impose ou autorise...

Cet écartèlement psychique permanent, beaucoup de Marocains ont appris à le gérer de différentes manières. L’hypocrisie en est une. Et sa redoutable efficacité atteint son apogée dès lors que le sujet en question finit par croire à sa propre hypocrisie, lui permettant ainsi d’être dans un déni presque inconscient d’une partie du réel et de sa psyché quand ça l’arrange, et dans le déni d’une autre partie, quand ça l’arrange aussi. Une forme de flexibilité morale qui lui permet, tout en gardant une apparence de moralité à travers une certaine bigoterie, de faire tout le contraire de ce que cette même morale préconise. Mais quand quelqu’un est pris la main dans le sac, là c’est le lynchage total du bouc émissaire par excellence, c’est «open bar» pour tout le monde avec des pierres pour tous les goûts. Il payera pour nous tous en quelque sorte. C’est valable pour les rapports sexuels hors mariage, pour le jeune du ramadan...

Cependant, cette flexi-morale demeure fonctionnelle tant que tout le monde joue le jeu. Tant que les regards font semblant de ne rien voir, tout en voyant tout. Tant que le crime moral ou l’écart est implicite et caché, tout va bien dans le meilleur des mondes et on continue de voir sans voir. Quant à la tension qui en découle, elle est généralement évacuée grâce à la médisance, aux rumeurs et aux calomnies.

Et c’est là que l’appareil photo, ce Deus Ex Machina, surgit pour mettre fin à ce jeu de dupes. Car il entend fixer et immortaliser ce qui se doit d’être furtif et éphémère, il entend rendre explicite ce qui se doit d’être implicite. La photo sème en se faisant un vent de panique, qui menace d’ébranler cet échafaudage d’hypocrisie, de bigoterie et de tartufferie. Elle est la terreur du corrompu qui prêche l’intégrité et de l’adultère qui prêche la vertu. Elle est cet œil d’Horus qui dénude les imposteurs et les perfides.

Car on peut prendre en défaut ou démentir une parole ou un témoignage, mais le peut-on face à une photo, destinée éventuellement à circuler sur le net?

Ainsi, n’en a peur que celui dont l’adage dit «f karchou l3jina» (expression équivalente de: avoir des cadavres dans le placard). Car l’appareil photo, contrairement à ses détracteurs, est également capable d’immortaliser des sourires et de la joie.

Mais d’autres aspects d’ordre culturel viennent renforcer cette méfiance, comme la croyance dans le mauvais œil, la sorcellerie ou encore le rapport hystérique qu’entretiennent certains hommes au corps de la femme. Mais laissons cela pour une autre chronique.

Par Rachid Achachi
Le 16/03/2023 à 11h02