J’appartiens à cette proportion de la population qui a vu le jour peu avant la fin de l’année. J’ai appris plus tard que mes parents avaient été tentés de falsifier ma date de naissance. Enfin, l’un voulait alors que l’autre faisait de la résistance. L’un disait: «Pourquoi faire porter au petit le poids d’une année dont il n’a vécu que quelques jours?» Et l’autre disait: «Pourquoi tricher? C’est un poids quand on commence à peine sa vie».
Heureusement pour moi, le contre l’a emporté. Naitre alors qu’une année pleine de déceptions est en train de se dissiper, pendant que l’autre pointe le bout du nez avec toutes les promesses et les rêves les plus fous, c’est une chance. À condition de l’accepter et de ne rien falsifier.
D’autres n’ont pas eu cette chance. Je connais beaucoup de Marocains qui ont deux dates de naissance: l’officielle, qu’ils portent sur leurs documents administratifs, et la réelle. Parmi les personnes qui sont nées en janvier, beaucoup sont nées, en fait, en décembre de l’année d’avant.
Le bon côté, c’est qu’on peut leur souhaiter bon anniversaire même quand on a oublié la première date. C’est toujours rattrapable. Ils ont ce joker. Mais pour le reste…
Aujourd’hui encore, cette «pratique» reste courante. Les parents cèdent facilement à la tentation de décaler la déclaration de leurs nouveau-nés. Ils croient bien faire. Concrètement, c’est de la triche, une pratique malhonnête. Mais dans la tête de ces parents, c’est au contraire un moyen de protéger leurs enfants. En leur donnant une longueur d’avance sur les autres.
L’idée, en effet, est que la vie est une course. Il faut démarrer tôt et il faut surtout devancer les autres. Plus qu’une course, c’est une compétition.
Bien sûr, ce raisonnement ne vient pas de nulle part. Il y a cette volonté d’avoir des enfants précoces, qui brillent avant l’heure. Ils deviennent la fierté de la petite famille. C’est légitime et dangereux à la fois.
Regardez le nombre d’enfants que l’on force à «sauter une classe». Ils ont peut-être la capacité intellectuelle pour grimper à l’étage supérieur, mais pas forcément l’expérience de vie liée à leur page. Être plus jeune que les autres, cela veut dire aussi être seul et plus exposé. Comme un poisson hors de l’eau.
Pour un enfant, c’est très lourd à porter. Dans le lot de ceux que l’on force à grandir trop vite, beaucoup grandissent mal.
Et il y a autre chose aussi. On falsifie la date de naissance de son enfant pour lui éviter d’être recalé par les limites d’âge. Cette obsession vient de loin.
Il faut se rappeler que les plus grandes émeutes populaires de l’histoire du Maroc indépendant ne sont probablement pas celles du pain, en 1981, mais celle de mars 1965, quand une circulaire du ministère de l’Education nationale a brutalement interdit aux élèves âgés de plus de 16 ans de redoubler «le brevet». Décision inique et catastrophique. L’Etat a décidé, littéralement, de jeter les plus de 16 ans à la rue. Alors ils se sont révoltés et l’effet boule de neige qui a suivi va finir par ébranler jusqu’aux structures du jeune Etat indépendant…
Personne n’a oublié ce souvenir traumatisant, cette blessure.
En mars 1965, beaucoup de ces «plus de 16 ans» qui ont pris part aux émeutes, et dont certains ont perdu la vie, auraient aimé avoir un an de moins et être ainsi sauvés par le gong. Si seulement leurs parents avaient falsifié leur date de naissance…
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