La Mosquée de Paris, inaugurée en 1926, demeure un symbole de reconnaissance envers les soldats musulmans ayant combattu aux côtés de la France lors de la Première Guerre mondiale. Si cet édifice majestueux incarne la coexistence entre les nations, son financement soulève une question cruciale, souvent éclipsée par le temps: qui en est véritablement le bienfaiteur?
Un financement documenté par des courriers officiels
La question du financement de la mosquée fut l’objet d’intenses échanges en 1922 entre le résident général au Maroc, Hubert Lyautey, et le président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Raymond Poincaré. Ces discussions officielles ont mis en lumière la participation significative du Maroc dans la réalisation de ce projet.
Dans ce courrier, Lyautey souligne l’importance de la contribution marocaine: «Je rappelle encore ici que le Maroc a, de beaucoup, la part prépondérante dans les sommes qui ont été versées (…) Lorsqu’il s’est agi à la fin de la guerre de faire un geste en faveur des musulmans à Paris, je me suis rallié aux conclusions de la Loi votée par les Chambres, portant création d’un établissement qui pouvait à la fois leur servir de lieu de réunion et de lieu de prière.» (1)
Lyautey précise également les conditions dans lesquelles les fonds marocains ont été récoltés. Une souscription populaire a été organisée au Maroc. Pour «ne donner lieu à aucun abus», dit-il, la «souscription avait été menée par la Société des Habous» propriétaire du foncier sur lequel allait être bâtie la future mosquée dans le 5ème arrondissement (non loin du Quartier latin). La récolte des dons avait été supervisée à l’époque par le ministre des Habous du Royaume, Ahmef El Jai.
Témoignages concordants sur l’apport marocain
Sur la somme récoltée par le Maroc, l’historien Jillali El Adnani donne une première indication. Il rapporte l’information suivante: «Le ministre des Habous conserve encore le reçu d’un montant de deux millions de francs, somme utilisée pour finaliser les travaux avant leur inauguration par le sultan Moulay Youssef.» (2)
Cette somme importante de 2 millions de francs n’est qu’une partie des versements que le Maroc réalise à partir de 1922 pour le lieu de culte à Paris.
L’historien René Weiss considère que l’apport marocain a atteint 3 millions de francs en 1927: «Le Maroc déjà sollicité, a, avec un vif empressement, fourni près de trois millions de francs, et à cet exemple les autres pays musulmans s’apprêtent à concourir à l’affirmation d’une œuvre qui répond si exactement à leur pensée.» (3)
Dans le même esprit, l’historien Pierre Justinard insiste en 1944 sur l’ampleur des contributions populaires provenant du Maroc: «Ainsi, par petites sommes de un à cinq francs, quelquefois moins, données par de petites gens, les capitaux de la mosquée grossirent. (...) Le grand fait demeure: c’est la petite foule musulmane, en grande partie marocaine, qui a créé la Mosquée de Paris.» (4)
Que disent les archives de la Mosquée de Paris sur son financement?
Selon un document, plus précis dans ses chiffres, de la «Fondation de l’institut musulman et de la mosquée de Paris», donc des archives de la mosquée, les subventions marocaines avaient atteint les 4 millions de francs dès 1922. Voici le détail de l’apport du Maroc:
«-Protectorat du Maroc (versé): 50.000 frs
- Protectorat du Maroc (à verser): 50.000 frs
-Souscriptions musulmanes marocaines (versées): 2.000.000 frs
- Souscriptions musulmanes marocaines (à recouvrer): 1.800.000 frs.» (5)
En comparaison, l’apport de l’Algérie est ridicule. Selon les archives de la Mosquée de Paris, elle a fourni 100.000 frs, tandis que la Tunisie a versé 50.000 et toute l’Afrique occidentale française (OCF) 50.000 frs, des montants symboliques face à l’effort colossal déployé par le Maroc.
Le sultan Moulay Youssef, par ailleurs, joua un rôle central en soutenant la collecte de fonds et en prêtant son influence pour garantir la réussite de l’initiative. Face aux défis financiers rencontrés lors des travaux, Kaddour Ben Ghabrit, président de la Société des Habous et chef du protocole du sultan Moulay Youssef, prit une décision audacieuse: contracter un prêt. Ce geste, loin d’être anodin, incarne l’engagement sans faille du Maroc envers la réalisation de cet édifice, conçu comme un symbole de paix. La concrétisation de ce rêve architectural n’aurait été possible sans le soutien décisif du sultan Moulay Youssef et l’implication discrète, mais déterminante d’innombrables Marocains anonymes. Ensemble, ils ont insufflé à la Mosquée de Paris une âme, en faisant bien plus qu’un lieu de culte: un héritage immortel de solidarité et de dialogue entre les peuples.
Un rôle marocain marginalisé
Malgré cet investissement qui fit s’élever à Paris la première mosquée musulmane de l’empire français, le Maroc a progressivement perdu son influence sur sa gestion à partir des années 1960, lorsque l’Algérie en prit le contrôle pour en faire un lieu d’influence, transformé ces dernières années en ambassade bis au service du régime d’Alger. Une dépossession machiavélique menée par des faussaires, mais qui ne peut occulter le rôle fondamental du Maroc dans la réalisation de cet édifice. L’histoire, solidement appuyée par les archives, reste un rappel vibrant de cette vérité, qui rappelle la puissance des engagements collectifs et l’importance de rendre justice aux bâtisseurs de ce patrimoine unique.
Références:
(1) Du maréchal de France Lyautey, commissaire résident général de France au Maroc, à Raymond Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Paris, le 27 février 1922, N° 59, G.L., Archives de Nantes.
(2) Jillali El Adnani, «Mosquée de Paris: œuvre marocaine et patrimoine mondial», La Croisée des chemins, 2016.
(3) René Weiss, «Réception à l’Hôtel de Ville de Sa Majesté Moulay Youssef, Sultan du Maroc, Inauguration de l’Institut musulman et de la Mosquée», Paris, Imprimerie Nationale, 1927.
(4) Pierre Justinard, «La Mosquée de Paris», mémoire d’études inédit, Archives nationales d’Outre-mer, 1944.
(5) Document de la Bibliothèque centrale administrative, Secrétariat du Protectorat, Imprimé à Thouars, Imprimerie nouvelle, vers 1922.