«Mauvaise langue» est le titre du documentaire coréalisé par Nabil Wakim et Jaouhar Nadi, projeté à Paris, le mercredi 18 décembre, Journée mondiale de la langue arabe, au sein de l’Institut du Monde Arabe qui célèbre la Semaine de la langue arabe sous le thème «L’arabe, langue des langues».
Je n’ai pas eu le plaisir de regarder cette production mais, d’après ce qu’en disent les articles de presse et le synopsis, le film soulève une thématique épineuse, qui interroge le rapport complexe entretenu par de nombreux Français avec leur langue d’origine, entre malaise, honte ou autocensure, au point d’entraver sa transmission et de s’interdire de la parler publiquement, «par instinct de survie».
C’est que cette langue, toute vivante et millénaire qu’elle soit, incubateur de connaissances scientifiques, philosophiques et littéraires, est chargée, notamment en France où se déroule l’action du documentaire, de représentations dévalorisantes, liée dans certains esprits, non seulement à l’histoire coloniale mais aussi à l’immigration et aux classes défavorisées qui lui étaient associées, puis à l’islamisme avec, pareillement, tous les amalgames que l’on imagine.
On se souvient des réactions virulentes, des rumeurs, des mensonges, des pétitions, de la fausse circulaire, enclenchés à la suite du projet de réforme des «langues d’origine», portée en 2016 par la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem, visant à mettre fin au dispositif appelé ELCO, (« Enseignement des langues et des cultures d’origine », dispensé en France depuis les années 1970 par des professeurs étrangers recrutés, formés et rémunérés par leurs gouvernements) pour les proposer dans certaines classes du cours primaire sur la base du volontariat.
Les langues vivantes étrangères en question sont le portugais, l’italien, l’espagnol, le turc, le serbe, le croate et l’arabe. Mais, de cette diversité, certains n’ont voulu retenir que le mot «arabe», n’hésitant pas à parler de «cheval de Troie» ou de «catéchisme islamique» et à faire un parallèle entre son enseignement à l’école et les dérives communautaires qui minent la cohésion nationale.
Nul besoin de faire ici des développements sur l’importance de l’arabe, langue officielle de 26 pays, deuxième langue pratiquée en France (paradoxalement et proportionnellement, la moins enseignée aussi, avec un statut scolaire de langue «rare»!).
Pas besoin non plus, de rappeler son rôle capital dans la production et la transmission des savoirs, dans la continuité et la renaissance de la culture et de la science, de même que son adaptation aux concepts et aux notions fondamentales.
Un exemple parmi tant d’autres : la fameuse X, désignant à travers le monde l’inconnu, a pour origine le terme employé au 9e siècle par le savant persan arabophone al-Khawarizmî (dont la forme latinisée du nom est à l’origine du mot algorithme), sous la forme arabe chay’ (chose) transcrit xay en Espagne, alors sous influence arabe, avant d’être simplifié par René Descartes en une seule initiale avec, pour résultat, cette abréviation universelle.
Que dire de la présence de l’arabe dans certaines langues européennes, enrichissant les lexiques dans différents registres possibles et dans tous les domaines de l’existence, «de la jupe de coton au gilet de satin, de l’algèbre aux amalgames!»
Le lexicologue, professeur émérite, Jean Pruvost, détaille le sujet pour le cas du français, dans son livre «Nos ancêtres les Arabes, ce que notre langue leur doit», expliquant que l’arabe vient en troisième position après l’anglais et l’italien pour la quantité de termes intégrés aux français, (cinq fois plus que le gaulois à titre comparatif). Tout cela, «sans que personne ne s’en doute», de sorte que, comme monsieur Jourdain, on parle arabe sans le savoir…
Des savants des siècles passés le savaient, sans aucun doute possible, ainsi qu’en témoignent leurs productions et les récits de leurs contemporains.
Impossible pour moi de ne pas penser au Morisque Ahmed ibn Qassem al-Hajari (surnommé Afoqay), qui a évolué dans un contexte d’exactions en Espagne contre ceux qui étaient désignés cristianos nuevos (Nouveaux-chrétiens), convertis à partir de 1500 de gré ou de force au christianisme, interdits d’employer leur langue d’origine avant d’être poussés sur les chemins tragiques de l’exode à la suite de l’édit royal promulgué en 1609.
Réfugié au Maroc avant ce décret, Afoqay mena ensuite, depuis Marrakech, une ambassade au nom du sultan saâdien Moulay Zidane pour se rendre en France et aux Pays-Bas, résumant ses pérégrinations dans un ouvrage où il fait également part de ses rencontres avec des intellectuels pour lesquels il copia des manuscrits sur les études de la langue et de la grammaire arabe ou sur les sciences exactes.
Au nombre des intellectuels rencontrés: Yusuf ibn Abou Dhaqn (appelé selon la forme latinisée Abudacnus), Copte égyptien qui donnait des leçons d’arabe aux linguistes européens.
Il se lia également d’amitié avec l’orientaliste hollandais Thomas Van Erpe (dit Erpenius), premier professeur d’arabe à l’université de Leyde, à qui il apporta son soutien quant à son ouvrage « Grammatica arabica », le premier du genre composé en Occident chrétien.
Afoqay avait fait sur lui une si forte impression qu’il fut décrit dans une lettre à Isaac Casaubon, un autre célèbre arabiste.
C’est aussi par l’introduction d’Erpenius qu’Afoqay devait rencontrer Etienne Hubert, professeur de Langue Arabe au Collège Royal, natif d’Orléans. Il avait été mandé par Henri IV à la cour d’Ahmed al-Mansour en tant que médecin, en remplacement d’Arnoult de Lisle, comme il fut plus tard dépêché en Espagne pour chercher les meilleurs livres composés par les Arabes ou écrits en cette langue, de même que pour y discourir avec les Maures qui demeuraient au royaume de Valence.
Sa bibliothèque regorgeait de livres en arabe, selon la description d’Afoqay : « Le Canon de la médecine » du Perse Avicenne, le traité de grammaire arabe « Al-Ajroumiya » du Berbère Aguerroum, « Al-Kafiya », classique de syntaxe arabe du Kurde Ibn al-Hajib…
Une langue dont son ami, le grand érudit Joseph Juste Scaliger, disait dans une lettre: «Les arts libéraux fleurissaient chez les Arabes lorsqu’ils dominaient en Espagne, et que leur puissance était établie en Afrique... Aux jours brillants de cette nation, une ignorance profonde des bonnes études régnait dans l’Église latine, tandis que les belles-lettres étaient en vigueur parmi les musulmans. Aussi, tout ce qu’écrivirent les Latins, lorsque l’ingénieuse activité des Arabes les eut avertis de leur ignorance, ils le doivent aux mêmes Arabes: philosophie, médecine, mathématiques; car ils n’eurent aucun écrivain grec qui ne fût traduit de l’arabe en latin. Ils commencèrent à employer la Grande Composition de Ptolémée, traduite du grec en arabe, et de cette dernière langue en latin. De même, Euclide, traduit en arabe, puis en latin, a été employé parmi nous, jusqu’à l’époque où, Constantinople ayant été prise, les exilés grecs nous apprirent à abandonner les copies pour remonter aux originaux…».
A Leyde, cette fois, pendant qu’Afoqay conversait avec Erpenius en langue arabe, démontrant une maîtrise de la prononciation des mots et de la bonne conjugaison des verbes, des étudiants en visite sortirent un livre en arabe en lui demandant s’il pouvait le lire.
Celui-ci y jeta un rapide coup d’œil et assura que oui:
—Je comprends son contenu et peux même le traduire en espagnol si vous le souhaitez.
Ils eurent l’air très étonné.
—Ce livre, dit l’un d’eux, a été rapporté de l’île de Java dans les Indes orientales néerlandaises qui est séparée de nous par une très longue distance en mer. C’est merveilleux que vous puissiez le comprendre malgré la distance énorme qui sépare votre pays du leur. Ce fait est une preuve manifeste que la langue arabe est une langue unique et unifiée et peut être comprise partout. Dans nos propres pays, chaque Etat parle sa langue, voire même ses langues, l’anglais, le français, l’espagnol, l’italien… alors que votre langue est une.
Ce à quoi, acquiesça Afoqay, en nous permettant de conclure le débat avec la parole du philosophe: «La connaissance des langues est la porte de la sagesse». Et pour le cas de l’arabe précisément, c’est l’ouverture vers des horizons de compréhension insoupçonnés.