«Le village de l’Allemand»: un passé dérangeant sous la plume de Boualem Sansal

L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal. AFP or licensors

Basé sur des faits réels, «Le village de l’Allemand», de Boualem Sansal, dévoile la trajectoire «abracadabrantesque» d’un ancien officier SS exfiltré en Algérie et recyclé en héros du FLN. Entre culpabilité et quête de vérité, ses enfants algériens affrontent un legs historique aussi horrible qu’indélébile. L’écrivain explore les transmissions occultées et met en lumière une Algérie contemporaine dérangeante qui a fini par le séquestrer.

Le 21/03/2025 à 11h10

L’embastillement de Boualem Sansal est une mise en abyme démonstrative du roman «Le village de l’Allemand» (éd. Gallimard, 2008). Je l’ai relu. L’auteur s’y inspire de faits réels: des criminels nazis ont trouvé refuge à la fin de la Seconde Guerre mondiale en Algérie et combattu aux côtés du FLN. Se rencontrent ainsi deux histoires a priori sans lien, la Shoah et l’Algérie post-coloniale. Sansal plante le décor de son récit dans les années 1990 en pleine guerre civile (la décennie noire), et simultanément dans les cités sensibles de la banlieue parisienne. Il nous transporte également dans l’Europe des années 1940, celle du nazisme triomphant puis déchu. Les analogies historiques brouillent les frontières temporelles pour mieux en souligner les échos.

Le personnage de Hans Schiller en est la parfaite illustration. Officier SS impliqué dans l’extermination des juifs (ingénieur chimiste dans les camps de la mort), il échappe aux Alliés, est exfiltré en Égypte puis en Algérie, où il devient formateur pour le FLN. Il se convertit à l’islam, se marie avec une Algérienne qui lui donnera deux fils et prend part à la révolution. Il devient un ponte du régime. Ses garçons, Malrich et Rachel, devenus grands, tiennent des journaux intimes et mènent une enquête en Algérie sur le passé inavouable de leur père: un bourreau nazi qui déteste les juifs, transmué en héros de l’armée de libération nationale. Cette trajectoire dérangeante entremêle les catégories de l’Histoire algérienne. Sansal dresse un parallélisme symbolique entre le militaire nazi et les pères fondateurs de la mythologie FLNiste. Et tout au long du roman glauque et somptueux, les périodes historiques vacillent, se confondent. Les personnages, SS ou militaires algériens, aussi.

Un secret de famille et une culpabilité transgénérationnelle

La culpabilité, thème lancinant du «Village de l’Allemand» se manifeste dans une interrogation large sur la responsabilité individuelle face au Mal, et envahit le legs transgénérationnel. Sansal insère même des références à la littérature de la culpabilité, par exemple la présence obsédante du poème de Primo Levi ou encore un écho à «La Chute» de Camus (lorsque Rachel, tel Jean-Baptiste Clamence, se demande en substance: «Que faire pour être un autre?»). La jeune génération porte malgré elle le poids des crimes qu’elle n’a pas commis, comme un «boulet» traîné à vie, une «honte indélébile». Ce sont les «fils du monstre», dira Rachel dans son journal. Une filiation algérienne maudite: «Se découvrir le fils d’un bourreau est pire que d’avoir été soi-même un bourreau. Le bourreau a ses justifications, il s’abrite derrière un discours, il peut nier, il peut crâner, revendiquer son crime […] il peut s’amender, il peut tout. Mais le fils, que peut-il, sinon compter les crimes de son père et traîner le boulet sa vie durant? (...) Tu n’avais pas le droit de fuir, papa. (...) Hans Schiller, sois maudit!». «Cette vie je n’en veux pas», écrit-il – et de maudire celui qui l’a mis au monde. Ses repères identitaires (fils, frère, Algérien, nazi…) se brouillent et se réduisent à cette seule filiation qu’il ne supporte pas. Incapable d’assumer d’être «le fils de l’Allemand», Rachel choisit le suicide.

Son frère Malrich, de son côté, se forge dans l’action et la révolte plutôt que dans la culpabilité. Il éprouve de la colère et une soif de justice. Il se demande ce qu’il faut faire maintenant pour empêcher que l’Histoire se répète. Il refuse de se définir comme le fils d’un bourreau et cherche à reprendre la main sur son destin. Cela passe par un voyage en Algérie, au village, pour affronter la vérité sur place. Il découvre alors la double vie de cet homme respecté comme un ancien moudjahid du FLN, tout en étant, en vérité, un fugitif. Un salaud: «Un homme phagocyté par le Mal, qui ne se suicide pas, qui ne se révolte pas, ne se livre pas pour réclamer justice au nom de ses victimes, mais au contraire s’enfuit, dissimule, organise l’oubli pour les siens, n’a pas le droit à la compassion, à aucune circonstance atténuante.» Si Rachel portait le fardeau du passé, Malrich se sent responsable de l’avenir.

Histoire croisée des transmissions occultées

Ces héritages de strates de violence sociale apparaissent clairement lorsque Boualem Sansal commence à établir des parallèles. D’abord entre la décennie noire et les Algériens qui pullulent dans les banlieues de France gangrenées de violence: «L’imam du 17, il faut lui couper le sifflet avant qu’il ne soit trop tard», allant jusqu’à imaginer un traquenard pour assassiner le fqih parisien. Ensuite, lorsque ces mêmes hommes du FLN étaient là, à observer, quand furent organisés dans la décennie 1940 les camps de concentration vichystes en Algérie, la chasse aux juifs et les brimades quotidiennes. Une séquence que les FLNistes répéteront vingt ans plus tard, à l’indépendance, lorsque la communauté séfarade fut maltraitée, massacrée et chassée d’Algérie par le pouvoir. Enfin, ce schéma de la violence, dénoncée par Boualem Sansal, se reproduit à la décennie noire, avec une partie des hommes fondateurs de l’Algérie.

Cette tension de l’horreur risque d’exploser aujourd’hui en France, prévient l’auteur, à travers des enchaînements historiques. La mémoire est un héritage en morceaux qu’il faut rassembler. Sansal finit par avouer: «Nous sommes comme les déportés d’antan, pris dans la machination, englués par la peur, fascinés par le Mal, nous attendons avec le secret espoir que la docilité nous sauvera.» Les tragédies du 20ème siècle sont liées par des continuités souterraines, des circulations d’hommes, d’armes et de propagandes.

Une allégorie de l’Algérie militarisée et du cycle de la violence

L’Allemand, allégorie cynique qui se cache dans l’Algérie post-coloniale, finit par incarner le régime sanguinolent et la mémoire refoulée. Boualem Sansal a commis un roman où l’histoire de Hans Schiller et de ses deux fils se fond dans le grand récit collectif algérien. Le pouvoir à Alger s’est érigé sans état d’âme grâce à d’anciens criminels de guerre (et non des politiciens civils). Les discours nationalistes ont transformé les bourreaux d’hier en combattants de la liberté.

Le SS converti en moudjahid illustre également la manière dont le pouvoir en place en Algérie s’est construit sur des figures ambiguës, des alliances contradictoires et des mythes réécrits au fil des besoins politiques. Hans Schiller, en devenant père de famille et patriarche d’une descendance algérienne, incarne une filiation toxique: ses fils ne peuvent se défaire de cette mémoire criminelle qui les hante. Cette malédiction transgénérationnelle devient une métaphore du poids de l’histoire algérienne, où l’oubli imposé ne suffit jamais à effacer les origines troubles du pouvoir.

En cela, Schiller devient le double fictionnel du régime militaire algérien: il se réinvente sans jamais se remettre en question, il dissimule son passé tout en imposant son autorité, et il perpétue un cycle de domination et de violence. L’Algérie indépendante s’est voulue en rupture avec le passé colonial, mais elle a fini par reproduire, sous d’autres formes, des logiques d’oppression et de répression, en s’appuyant sur les figures autoritaires et la confiscation de la mémoire historique.

Le pacte faustien de l’Algérie indépendante

On peut, in fine, y voir une métaphore du pacte faustien: l’Algérie naissante a passé un accord avec le diable, recyclé dans l’apparence du moudjahid. «Le village de l’Allemand» est le livre de la tache originelle. Il suggère un cycle de fanatisme dans un pays qui a toujours recraché la violence. Ce pacte se retrouve dans l’histoire même de l’Algérie post-indépendance, où les alliances naturelles du FLN avec les dictatures, les groupuscules séparatistes et les terroristes ont été, et sont encore, un secret de Polichinelle. Boualem Sansal ne se contente pas de dénoncer un passé trouble: il met en garde contre la répétition des schémas de dépression qui régulent l’Algérie.

Par Karim Serraj
Le 21/03/2025 à 11h10

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