Parution. «Notre ami Kaïs Saïed», de Hatem Nafti, ou le coup d’État permanent en Tunisie

L'essayiste et analyste tunisien Hatem Nafti.

Paru à l’automne 2024, «Notre ami Kaïs Saïed», brûlot signé par un journaliste tunisien en exil, démonte avec précision l’architecture d’un pouvoir devenu répressif. L’auteur y décortique la dérive autoritaire instaurée depuis le coup de force du 25 juillet 2021 et analyse comment le président Kaïs Saïed a fait basculer la Tunisie dans une démocrature mêlant démocratie de façade et dictature réelle. Une enquête implacable sur un homme toujours au pouvoir, et un glissement qui a franchi, une à une, toutes les lignes de l’acceptable.

Le 04/04/2025 à 11h29

Le 25 juillet 2021: cette date marque le basculement. Profitant d’une crise politique et sanitaire, Kaïs Saïed invoque un «péril imminent» pour activer l’article 80 de la Constitution, qui permet de placer le pays sous état d’urgence. L’ouvrage n’hésite pas à parler de «coup d’État». Ce jour-là, le président gèle le Parlement, limoge le Chef du gouvernement et s’octroie les pleins pouvoirs exécutifs et législatifs. Il s’arroge l’omnipotence exécutive, asservit la justice et lamine les corps intermédiaires en s’exemptant lui-même de tout contrôle.

L’hyper-président gouverne dès lors par décrets, démantèle les garde-fous instaurés après 2011 et prépare une refonte complète du système politique. C’est «le suicide démocratique de la Tunisie», selon Hatem Nafti. La démocrature est en place: «Une certaine porosité aux solutions autoritaires sur fond de crainte du chaos a joué un rôle crucial dans l’adoubement collectif de l’aventure personnelle de Kaïs Saïed.» Des élections continuent d’avoir lieu, mais sans compétitivité ni légitimité, pendant que le président concentre l’essentiel des pouvoirs.

Opposition muselée et partis politiques démantelés

Hatem Nafti recense les principales phases de cette offensive contre les opposants. Elle fut orchestrée à partir de 2021 et intensifiée en 2023. L’ouvrage décrit comment Kaïs Saïed s’en est pris à «ses principaux opposants», en les accusant de complots farfelus ou de collusion avec l’étranger. Cette rhétorique a servi de prétexte à des vagues d’arrestations sans précédent depuis la chute du régime de Ben Ali. Une série de coups de filet frappe des figures de tous bords: leaders de partis, militants, avocats, journalistes, juges… personne n’est à l’abri de l’arbitraire. Officiellement, ils sont accusés de «complot contre la sûreté de l’État», la qualification fourre-tout. En réalité, on leur reproche d’avoir critiqué le pouvoir ou simplement exercé leurs droits. À la fin 2023, au moins 40 personnalités critiques de Saïed étaient derrière les barreaux en détention préventive, sans jugement.

La principale cible: le parti islamiste Ennahda, qui demeure «modéré» aux yeux de l’auteur, mais bête noire du discours populiste de l’hyper-président. Nafti revient sur le sort réservé à cette formation qui avait dominé les parlements post-2011. Son chef historique, Rached Ghannouchi, 81 ans, a écopé il y a quelques mois d’une première peine d’un an de prison, tandis que d’autres procédures s’accumulent contre lui. Au total, une vingtaine de cadres du parti, dont d’anciens ministres (Ali Laârayedh et Noureddine Bhiri), ont été incarcérés sans procès. Le siège d’Ennahda à Tunis a été fermé manu militari et toutes les implantations du parti à travers le pays ont été verrouillées par la police. D’autres mouvements d’opposition, prévient Hatem Nafti, ont eu droit au même sort: le Front de salut national (une coalition anti-Saïed), a été harcelé et expulsé de ses locaux, tandis que divers opposants se sont vu notifier des interdictions de voyager.

La machine répressive s’en est aussi prise à des personnalités indépendantes comme Sihem Bensedrine (ancienne présidente de l’Instance vérité et dignité), empêchée de sortir du territoire, ou encore d’anciens députés. Dans la foulée, les médias n’ont pas été épargnés. Hatem Nafti consacre des pages éclairantes au «retour de la peur» dans le paysage journalistique tunisien: censures d’articles, suppressions d’émissions politiques phares produites par les chaînes de télévision privées, profil bas des éditorialistes qui édulcorent leur ton pour éviter les représailles… L’auteur cite notamment le cas de Mosaïque FM, la station de radio la plus écoutée dans le pays, connue pour son émission «Midi Show» au ton libre: en février 2023, son directeur, Noureddine Boutar, est arrêté et accusé de blanchiment d’argent dans le cadre d’un «complot» contre le président. Il restera détenu près de trois mois avant d’être relâché sous caution. Quant à «Midi Show», elle a écarté son équipe sous couvert de pause estivale et l’a remplacée par des chroniqueurs alignés sur le discours du régime. Cet épisode a jeté un froid glacial sur la profession.

Parmi les cas marquants également mentionnés, celui du journaliste Khalifa Guesmi, qui a été condamné en mai 2023 à 5 ans de prison pour un article traitant d’une affaire de terrorisme. Une blogueuse, Emna Chargui, a été quant à elle emprisonnée pour des posts satiriques sur Facebook. En juillet 2023, la journaliste Chaheda H. Mbarek a été arrêtée dans le cadre d’une enquête tentaculaire visant des créateurs de contenu en ligne critiques du pouvoir. En Tunisie, la presse est désormais un champ miné. Passez votre chemin!

Un hyper-président sans contre-pouvoir

L’un des chapitres du livre est intitulé «Mise au pas de la justice». Hatem Nafti y détaille la manière méthodique dont Kaïs Saïed a assujetti le pouvoir judiciaire. Dès le soir du 25 juillet 2021, il annonce qu’il va désormais diriger le parquet, une immixtion directe de l’exécutif dans les affaires judiciaires. Il engage très vite une série de mesures qui anéantissent l’indépendance de la magistrature. Sous prétexte de «nettoyer» le corps judiciaire, le régime démantèle ses structures. En février 2022, Saïed dissout ainsi le Conseil supérieur de la magistrature, organe constitutionnel clé, et le remplace par un conseil provisoire à sa botte. Quatre mois plus tard, il limoge arbitrairement 57 juges et procureurs, les accusant sans preuve de malversations ou de protéger des «terroristes». «En reléguant le “pouvoir” judiciaire au rang de simple “fonction”, Saïed maîtrise désormais une machine capable de broyer ses opposants et d’instaurer un climat de terreur dans la société», écrit Nafti. Les magistrats sont soumis, explique-t-il, à double tutelle: d’une part la pression hiérarchique de l’exécutif, qui ne fait même plus semblant de respecter la séparation des pouvoirs, et d’autre part la crainte des appareils sécuritaires qui peuvent briser de manière arbitraire la carrière de n’importe quel juge dissident.

Dans cette Tunisie où le ciel s’assombrit, les juges ont courbé l’échine et le principal syndicat de magistrats a «accueilli favorablement les mutations» décidées par le pouvoir. «S’il est évident que la peur règne dans les rangs des magistrats», note l’auteur, beaucoup se sont accommodés d’une politique répressive qui faisait déjà partie de l’ADN d’une justice tunisienne requérant une réforme en profondeur. Les faits confirment cette capitulation de l’État de droit. En août 2022, le tribunal administratif de Tunis a ordonné la réintégration de 49 magistrats injustement révoqués -mais Saïed a purement et simplement ignoré ce jugement, en violation flagrante du droit. Depuis 2021, le pouvoir a par ailleurs multiplié les poursuites contre les avocats et activistes qui dénoncent ces atteintes: au moins 27 avocats étaient sous le coup d’actions judiciaires (civiles ou militaires) en 2023 pour avoir défendu des opposants ou exprimé des critiques.

La justice militaire est par ailleurs de plus en plus sollicitée pour juger des civils -une autre évolution inquiétante signalée par les ONG. Cette mise au pas de la justice, véritable «règne de la peur», a eu pour effet de criminaliser l’opposition et de dissuader toute contestation. Avec des juges obéissants, des tribunaux d’exception et un parquet inféodé, Kaïs Saïed s’est doté d’un appareil répressif légal pour étouffer la dissidence sous couvert de la loi.

Le complot permanent: un régime sous tension

Comment Kaïs Saïed justifie-t-il ces dérives autoritaires? Hatem Nafti insiste sur la rhétorique complotiste du président, qu’il érige en «véritable mode de gouvernement». Selon l’auteur, le chef de l’État voit des conspirations partout et instrumentalise en permanence la peur d’ennemis intérieurs ou extérieurs pour souder ses partisans et neutraliser ses adversaires. «Quel est le point commun entre la dénomination de la tempête Daniel, l’Intelligence artificielle, la pénurie de matières premières? Elles seraient toutes le résultat de complots. C’est du moins ce que soutient la rhétorique saïedienne», ironise l’auteur. Cette vision paranoïaque n’est pas qu’une lubie: «En multipliant les thèses conspirationnistes, le pouvoir offre un discours rassurant à même de légitimer le pouvoir en place». Nafti épluche ces théories du complot qui servent la folie du grand manitou. Elles désignent des boucs émissaires à la vindicte populaire, détournant la colère des citoyens vers des ennemis commodes: tantôt «les anciennes élites», tantôt «l’État profond», les «migrants», les «puissances étrangères» ou les «spéculateurs», énumère l’auteur.

Ce récit anxiogène maintient le peuple dans une posture de citadelle assiégée. Convaincus d’être la cible de machinations, certains Tunisiens se rallient autour de leur raïs censé les protéger. Dans le même temps, ce climat de complot permanent déresponsabilise le pouvoir: «Il n’est plus comptable de la dégradation de la situation socio-économique», note Nafti, puisqu’il suffit d’incriminer un ennemi occulte pour excuser l’échec du régime. L’auteur résume ce mécanisme: «En faisant le lien entre l’aggravation de la crise multidimensionnelle et une conspiration généralisée, Kaïs Saïed réussit à maintenir la paix sociale tout en continuant à déployer son projet autoritaire». Le complotisme en Tunisie est devenu l’arme politique centrale de Saïed: il permet de gouverner sous tension permanente, de justifier l’état d’exception et de rallier une partie de la population contre des ennemis imaginaires.

On retrouve là l’héritage idéologique de Kaïs Saïed, pétri du lugubre Carl Schmitt (théoricien de l’état d’exception et de la politique fondée sur la distinction ami/ennemi) et de ses thèses antiparlementaires. Hatem Nafti rappelle qu’en 2022 et 2023 chaque difficulté -inflation, pénuries de sucre ou d’essence, chute du dinar- a été attribuée à des comploteurs: opposants «traîtres» financés par l’étranger, oligarques manipulant le marché, etc. La notion d’«ennemis du peuple» est devenue omniprésente dans le discours officiel. Cette surenchère a préparé l’opinion à accepter les arrestations extrajudiciaires comme un mal nécessaire pour sauver le pays en déliquescence. La frontière entre opposition légitime et trahison s’est effacée. Cette mentalité de siège, largement acceptée par la base pro-Saïed, explique en partie la faiblesse de la contestation. Comme le note Nafti, une partie significative de la population adhère au récit du président, selon lequel «tous les problèmes de la Tunisie seraient le fruit d’un complot généralisé». Face à l’effondrement économique, celui-ci persiste à refuser l’aide du FMI en arguant d’un complot international visant à appauvrir la Tunisie. Il préfère promettre de vagues plans (comme ses «entreprises communautaires» régionales) qui peinent à voir le jour. Cette fuite en avant conspirationniste ne résout aucun problème concret (la pauvreté et le chômage s’aggravent), mais, selon l’auteur, elle permet de gagner du temps et de maintenir une base loyale, fût-elle minoritaire, prête à accepter la dérive autoritaire au nom de la survie de l’État.

Boucs émissaires et virage xénophobe

Parmi les boucs émissaires agités par le régime, Hatem Nafti évoque celui des migrants subsahariens. L’auteur consacre un chapitre au «Virage raciste» de 2023, lorsque le président tunisien a soudain relayé la thèse du «Grand Remplacement» qui chercherait à modifier la composition démographique de la Tunisie en y installant des Africains subsahariens. Ces propos d’une extrême gravité ont déclenché une vague d’agressions xénophobes dans le pays, une véritable «chasse à l’homme noir» pendant plusieurs jours, qui a contraint des centaines de migrants et d’étudiants subsahariens «à fuir ou à se cacher». L’ouvrage pointe les responsabilités: «En faisant sienne la théorie du “Grand remplacement”, le président a exacerbé les tensions raciales et provoqué des drames». Nafti considère que cette obsession migratoire est devenue «un axe central de la politique saïedienne», intégré au narratif complotiste pour justifier les échecs du régime.

En 2024, la répression des acteurs humanitaires locaux s’est accentuée. Les associations d’aide aux migrants sont dans le collimateur: plusieurs responsables d’ONG tunisiennes ont été arrêtés et poursuivis pour «blanchiment d’argent» ou pour l’ubuesque motif d’«aide à l’installation de migrants clandestins». Une criminalisation de la solidarité humaine pour dissuader toute assistance aux exilés et rendre leur séjour impossible, afin qu’ils partent. Le virage raciste de Kaïs Saïed aura durablement terni l’image de la Tunisie multiculturelle et réputée tolérante.

Le livre-choc «Notre ami Kaïs Saïed» n’est pas seulement une alerte: c’est une archive du moment sur les heures sombres se profilant en Tunisie.

«Notre ami Kaïs Saïed. Essai sur la démocrature tunisienne», de Hatem Nafti, 302 pages. Éditions Riveneuve, 2024. Prix public en France: 13,50 euros. Bientôt disponible au Maroc.

Par Karim Serraj
Le 04/04/2025 à 11h29

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