Au square Port-Saïd à Alger, le dinar algérien ne vaut presque rien. En chute libre depuis plus d’une décennie vis-à-vis de l’euro, la valeur de cette devise a atteint, le mercredi 25 septembre, son niveau le plus bas sur ce marché parallèle du taux de change en Algérie, véritable baromètre de la situation monétaire du pays.
À cette date, un euro se négociait à 250 dinars. Pour acheter un billet de 100 euros, il fallait donc débourser, tenez-vous bien, pas moins de 25.000 dinars! La parité de la monnaie algérienne avec le dollar ne cesse également de se creuser. Le billet vert s’échangeait contre 224,50 dinars, soit 22.450 dinars pour un billet de 100 dollars. Et, comme à l’accoutumée, dans le circuit officiel de la Banque d’Algérie, les taux de change affichés sont tout autres: l’euro y était coté à 147,48 dinars et le dollar à 132 dinars, soit un écart de plus de 100 dinars par rapport au marché parallèle.
Plus qu’un phénomène conjoncturel, cette chute vertigineuse et historique du dinar algérien confirme une tendance structurelle, résultant d’une dépréciation érigée en mode de gestion macroéconomique par le régime algérien depuis les années 90, et qui a pris un tournant décisif à partir de 2014.
La stratégie de la planche à billets
En effet, pour compenser la baisse des revenus tirés des exportations du pétrole et du gaz, représentant environ 98% des recettes en devises, et qui constituent la principale source de financement des dépenses budgétaires de l’État, le régime algérien déprécie le dinar, dont la valeur est corrélée à plus de 70% à la rente des hydrocarbures. Cette démarche lui permet de gonfler artificiellement en monnaie locale les recettes fiscales provenant de ces exportations, et, par ricochet, d’atténuer le niveau du déficit budgétaire.
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«Le système actuel ressemble à celui d’une large famille, vivant d’une rente (les recettes pétrolières), famille dans laquelle le père (l’État) distribue des bons d’achat (des dinars) à une large majorité des enfants. Ces bons servent par la suite à acheter des produits (les importations) auprès d’une minorité d’enfants privilégiés (les importateurs souvent proches de l’État)», schématise Omar Bakkou, économiste et spécialiste en politiques de change.
Et de poursuivre: «Pour pérenniser ce système, l’État procède, chaque fois que ses recettes diminuent en raison de la baisse des prix du pétrole sur le marché international, à la revalorisation de ces bons d’achat à travers la dépréciation de la valeur externe de la monnaie nationale. Cette dépréciation réduit le pouvoir d’achat desdits bons et permet par conséquent d’équilibrer le budget de la famille.»
Le principal levier sur lequel s’appuie Alger, c’est la planche à billets, technique consistant à émettre de la monnaie sans création de richesse correspondante. Cette augmentation excessive de liquidités renforce ainsi la dépréciation, permet de financer le déficit public, soutient le niveau des exportations et la croissance. Sauf que cette politique budgétaire expansionniste est, on s’en doute, loin d’être une panacée pour maintenir les équilibres financiers.
Une inflation galopante
Revers de la médaille: l’hyperinflation, phénomène structurel perceptible depuis plusieurs années, qui avait atteint 9,3% en 2023, selon la Banque mondiale, et qui devrait se maintenir à 6,8% cette année, selon la Banque africaine de développement (BAD). Cette inflation galopante a été d’ailleurs fortement ressentie au cours du premier semestre 2024 par les ménages algériens, dont les dépenses alimentaires représentent 43% du budget mensuel.
Selon les dernières données de l’Office national algérien des statistiques (ONS), l’inflation s’est établie à 6,8% en juillet dernier. Les prix des produits agricoles frais ont enregistré une hausse annuelle de 10,9% durant ce mois, avec essentiellement une augmentation de 15% pour la viande et les abats de mouton. Les prix des biens alimentaires industriels accusaient quant à eux une augmentation de 1,7%, avec toutefois une hausse de plus de 34,4% pour le café et le thé.
En juin 2024, l’organisme statistique algérien avait déjà révélé une inflation de 4,4%, causée principalement par la hausse des prix des produits alimentaires, notamment ceux des produits agricoles frais (+5%), de la viande rouge (+5%), des fruits +(13,9%) et des légumes (+6,2%).
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Tout porte ainsi à croire que le renchérissement des prix des denrées alimentaires ira crescendo dans ce pays désindustrialisé et fortement dépendant des importations. Et pour cause, le glissement significatif du dinar algérien par rapport à l’euro et au dollar poussera mécaniquement les importateurs, qui paient leurs marchandises en devises sur le marché international, à reporter les pertes de change sur le prix de vente des produits, évidemment aux dépens des consommateurs.
«L’Algérie exporte de la matière première et importe des produits manufacturés. Et chaque fois que les recettes de pétrole et du gaz baisseront, les importations en biens manufacturés provenant de Chine, de Taïwan et de la Corée vont coûter plus cher, entraînant un déficit commercial chronique du pays», explique Abdelghani Youmni, économiste et spécialiste des politiques publiques.
«L’Algérie n’a pas opté pour une libéralisation financière, le marché bancaire n’est pas développé, le marché boursier est inexistant et les transactions se font généralement en devises étrangères à l’intérieur même du pays, ce qui crée une dualité avec la monnaie nationale. Une monnaie plus faible augmente le coût des importations, rendant les produits de base plus chers et réduisant le pouvoir d’achat. Une situation qui risque d’aggraver les inégalités et la pauvreté dans le pays», alerte-t-il.
La surfacturation, un sport national
La dépréciation du dinar par rapport aux devises étrangères encourage également la surfacturation des importations. Une astuce courante dans les milieux d’affaires algériens, qui prive chaque année l’économie nationale de dizaines de milliards de dollars. Le procédé est simple: l’importateur crée d’abord -discrètement, via des prête-noms- une entreprise à l’étranger, dans un pays où les taxes sur les bénéfices sont basses. Prévoyant par exemple d’importer un bien d’une valeur de 3 millions d’euros sur le marché international, il l’achète à ce prix via sa société domiciliée à l’étranger, avant de le revendre à celle basée localement à 5 millions d’euros.
Pour payer cette marchandise, l’importateur achète l’équivalent en dinars de 5 millions d’euros, au taux officiel, à une banque algérienne, et paie les droits de douane, toujours en dinars, sur le montant déclaré de 5 millions d’euros. Le bien est alors écoulé sur le marché algérien comme s’il était importé au prix de 5 millions d’euros, avec le bénéfice confortable qu’on imagine, découlant du différentiel entre le prix d’achat réel et le prix déclaré.
Mais cela n’est que le premier étage de l’opération. L’importateur, dont l’entreprise étrangère a conservé les 2 millions d’euros issus de la surfacturation, en rapatrie une partie qu’il revend sur le marché parallèle au prix fort afin de financer sa présente ou ses futures importations. Résultat, il aura tiré un juteux bénéfice de la commercialisation de son produit sur le marché local, ainsi qu’une plus-value encore plus juteuse sur la revente au square Port-Saïd d’euros achetés à bas prix (au taux officiel) à une banque algérienne. Cerise sur le gâteau: il aura gardé au passage un épais bas de laine en devises à l’étranger.
Circulation de cash et thésaurisation en devises
«L’Algérie a pris 25 ans de retard sur la formalisation de son économie et de son marché de change. Il existe un marché parallèle de tous les produits importés d’Europe et des États-Unis, où sont vendus des vêtements et des produits alimentaires», souligne Abdelghani Youmni.
L’autre impact de chute de la valeur du dinar, c’est l’augmentation de la circulation fiduciaire qui représentait 33,35% de la masse monétaire en circulation fin septembre 2022, soit 7.395 milliards de dinars contre 6.712 milliards de dinars à fin décembre 2021, selon la note de conjoncture de février 2024 de la Banque d’Algérie. «La circulation fiduciaire va s’exacerber. La dépréciation importante et inattendue de la monnaie entraîne des retraits d’argent dans les banques pour les céder sur le marché des devises afin de sauvegarder le pouvoir d’achat», confirme Omar Bakkou.
La détérioration du pouvoir d’achat des Algériens, estimée à 50%, incitera aussi de nombreux ménages à investir dans des actifs comme l’immobilier, les pièces détachées, l’or ou les devises fortes pour se prémunir contre l’inflation (phénomène de déthésaurisation). «La dépréciation fait perdre à la monnaie nationale sa qualité de réserve de valeur et de véhicule d’épargne. Au lieu d’épargner dans des actifs libellés en monnaie nationale, les clients vont préférer épargner en actifs financiers et monétaires libellés en devises», explique le spécialiste en politique de change.
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«Les rares entreprises exportatrices choisiront de laisser leurs fonds à l’étranger, et ceux disposant de monnaie nationale la céderont en devises sur le marché noir, pour sauvegarder la valeur de leur épargne», ajoute-t-il. En clair, les Algériens ne font plus confiance à leur monnaie locale et préfèrent désormais l’échanger, au prix fort, contre des devises sur le marché parallèle. Cette volonté de se débarrasser du dinar explique en partie son effondrement face à l’euro et au dollar.
Et la tendance ira en s’accentuant, les citoyens constatant de façon implacable que les dinars thésaurisés perdent -chaque semaine- de leur valeur face aux devises étrangères. En choisissant de les convertir en euro ou en dollar, ils augmentent la demande de devises et contribuent à leur hausse continue. Ce qui constitue aujourd’hui une tendance d’épargne est un marqueur de la perte de confiance dans la monnaie locale, qui finira par se muer en mouvement de panique, provoquant une chute encore plus sévère du dinar.
Un déficit budgétaire de 46 milliards de dollars
Au-delà de ses répercussions économiques, la «dévaluation déguisée» du dinar adoptée par le régime algérien pour alléger le déficit budgétaire n’a visiblement pas eu l’effet escompté. Dans son rapport sur les indicateurs économiques de l’exercice 2023, la Banque d’Algérie révèle que le déficit budgétaire a plus que doublé, pour atteindre 1.003,48 milliards de dinars, contre un déficit de 411,51 milliards de dinars en 2022.
Et les perspectives sont tout sauf reluisantes. D’après la BAD, après s’être creusé à 10,2% du produit intérieur brut (PIB) en 2023 (contre de 7,8% du PIB en 2022), en raison de l’augmentation des salaires et des pensions versées aux fonctionnaires, le déficit budgétaire algérien devrait s’aggraver en 2024 à 11,1% du PIB, puis à 12% en 2025, «sous la pression des dépenses sociales qui continuent à augmenter».
La loi de finances algérienne 2024 confirme cette tendance, en tablant sur des dépenses publiques de 15.275,28 milliards de dinars, pour des recettes de 9.105,3 milliards, soit un déficit budgétaire prévisionnel d’environ 46 milliards de dollars.
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Épine dorsale de l’économie algérienne, les recettes des hydrocarbures, qui ont financé à hauteur de 47,58% les dépenses budgétaires de l’État en 2023 (contre 29,82% pour les recettes fiscales), devraient fléchir cette année, d’après les projections de la Banque mondiale. L’institution de Breton Woods prévoit en parallèle une hausse des importations, «suivant le dynamisme de la demande intérieure».
La rente pétrolière avait déjà enregistré une baisse de 16% en 2023, en se contractant à 50 milliards de dollars, contre 60 milliards de dollars en 2022, selon les chiffres officiels. «L’économie algérienne est une économie sans colonne vertébrale qui vit des recettes des hydrocarbures, et qui n’a pas su se diversifier. Le dinar étant géré par les fonctionnaires, et non pas par la Banque centrale, le niveau des réserves de change dépendra des dépenses publiques et des besoins budgétaires», affirme Abdelghani Youmni.
Des lendemains qui déchantent
Pour Omar Bakkou, l’utilisation du taux de change comme «instrument quasi unique d’ajustement des déséquilibres de la balance des paiements» s’explique par le fait que l’Algérie ne veut pas, ou ne peut pas, recourir aux autres instruments comme l’endettement extérieur et la cession des actifs publics.
«La réticence du pouvoir algérien à recourir à ces deux instruments se justifie officiellement par la crainte de perte de la souveraineté nationale. En réalité, ce n’est pas cette souveraineté qui est en cause, mais plutôt les intérêts des lobbies des importateurs souvent proches de l’appareil d’État», soutient-il.
En clair, la dépréciation continue du dinar algérien, qui a installé un dangereux cercle vicieux, ne devrait pas s’inverser, ni à court ni à moyen terme. Le marché parallèle a ajouté à cette dépréciation un régime à double taux de change qui échappe chaque jour un peu plus au contrôle des autorités algériennes. C’est cette situation hors contrôle qui est de fait la plus inquiétante, porteuse de tous les ingrédients d’un imminent chaos économique, social et, partant, politique.