Il y a des chiffres qui, glanés au fil d’une lecture, interpellent. Les investissements engagés par les collectivités territoriales à fin novembre 2023 représentent 26% des investissements programmés pour l’exercice en cours. En chiffres absolus, ce sont 5 milliards de dirhams sur les 20 milliards de dirhams prévus. C’est un niveau de réalisation vraiment bas. Certes, on savait que les taux moyens d’exécution pour ces institutions n’étaient pas très élevés, au mieux 45%, mais accuser un tel retard par rapport à un taux moyen déjà faible a de quoi susciter l’étonnement. Nos collectivités territoriales ont-elles atteint un si haut niveau de développement et de satisfaction des besoins des populations pour se passer de l’emploi des financements disponibles?
Une première explication de ce ralentissement est imputable au large mouvement «d’assainissement» initié depuis quelques mois par la tutelle (ministère de l’Intérieur), mouvement d’une grande ampleur, discret et efficace, visant à éradiquer la corruption qui règne parmi les élus. Quelques têtes sont tombées, d’autres vont suivre. La plupart des élus locaux en charge des exécutifs sont inquiets et auraient opté pour l’expectative d’une meilleure visibilité, avec toutefois un questionnement qui demeure lancinant: «lame de fond» ou manifestation d’humeur passagère dictée par une conjoncture particulière? Une deuxième explication trouverait son fondement dans l’obligation faite aux exécutifs des collectivités territoriales d’ouvrir leurs «bons de commande», au montant revu à la hausse de 200.000 à 500.000 dirhams, à une concurrence beaucoup plus large et transparente à travers la publication des besoins via un portail électronique. Au grand dam d’une tradition de contrôle et de relations «amicales» avec les fournisseurs.
Élargissons la problématique. Les deux causes énoncées ci-haut expliqueraient le retard important de cette année, mais pas l’incapacité récurrente des collectivités territoriales à utiliser les moyens financiers mis à leur disposition. Avec un taux d’utilisation moyen situé entre 40 et 45% des budgets alloués, nous sommes loin des niveaux atteints par les administrations centrales, où le taux souvent annoncé est de 70%, loin surtout des attentes d’un pays qui, ne nous le cachons pas, souffre d’énormes déficits en services sociaux et en infrastructures économiques devant être couverts par les collectivités territoriales. Voire d’un pays qui a un taux d’activité encore bas (44%) et qui pourrait utiliser cette «manne» ne serait-ce que, à l’instar des disciples de Keynes et des promoteurs d’«Awrach», pour créer des chantiers sans grand intérêt économique mais capables d’occuper une main-d’œuvre oisive. Certes, il serait irréaliste de prétendre arriver à un taux de 100% d’utilisation pour des considérations connues de report ou d’étalement des investissements dans le temps, mais les 45% demeurent des performances, répétons-le, modestes.
Les différentes recherches qui se sont intéressées aux causes de l’incapacité des collectivités territoriales à utiliser pleinement les ressources qui leur sont allouées pointent en priorité l’incompétence des élus locaux, leur faible niveau d’instruction, leur propension au clientélisme et leur inexpérience. D’autres mettent l’accent sur les défaillances d’une construction juridique administrative qui empêche la mise en place de conditions optimales pour une bonne articulation des relations entre administration des territoires et collectivités territoriales. Enfin, une minorité impute la responsabilité à la faiblesse en formation du corps administratif alloué à ces collectivités, corps considéré comme l’auteur véritable des politiques mises en place.
Les personnes qui, au cours de leur vie, ont eu à côtoyer la gestion d’une collectivité territoriale - votre serviteur a eu cette «chance» en tant qu’élu et à plusieurs reprises - savent que la décision dans ces organisations est le fruit de la rencontre d’une volonté politique (les élus) et d’une structure administrative dépendant de la tutelle. Cette décision est nécessairement collective, avec souvent une prééminence de l’administration car mieux formée et ayant une relative meilleure maîtrise des dossiers. Aussi, il serait quelque part injuste d’imputer la faiblesse de gestion de nos collectivités territoriales aux seules élites politiques locales, une grande responsabilité incombe à l’administration. La faiblesse des performances est imputable au manque de vision et de compétences à la fois des élus et du personnel administratif. Pour les critiques de la construction juridique, ils ont raison, sauf qu’ils oublient que cette construction juridique peut être facilement modifiable s’il y a… volonté politique.
Le raisonnement mené au niveau de la gouvernance des collectivités territoriales peut aussi être élargi au niveau national, où les élites politiques gouvernementales doivent être assistées par une administration compétente, sachant préparer rapidement les bonnes décisions et les exécuter dans les temps. Une administration ni adulatrice, ni servile, ni méfiante, alliant compétence et haut sens du devoir.
La décision publique est nécessairement collective, fruit d’une construction à la fois des politiques et de l’administration. La participation qualitative des deux est la condition de son succès. Succès dont le Maroc a grandement besoin en ces temps où les cieux sont de moins en moins cléments, les attentes et les défis de plus en plus importants. Il faut aussi une mobilisation générale pour aller chercher la croissance, les emplois partout où ils pointent leur nez. Tout gâchis est impardonnable.