Le360. Quel regard portez-vous sur le mode de calcul des dépenses fiscales au Maroc?
Fouzi Mourji. L’estimation du coût des dépenses fiscales pour le budget de l’État est effectuée de façon méthodique et l’expérience marocaine en la matière est avérée, puisque le premier rapport sur les dépenses fiscales au Maroc date de 2006. Le travail est réalisé selon les bons standards: dans l’Indice global de transparence des dépenses fiscales (GTETI), le Maroc obtient le score de 55,7/100 et se classe 28ème sur 105 pays.
Cela étant dit, et en lien avec la question que vous soulevez, il importe de noter que le calcul des dépenses fiscales n’intègre pas l’effet sur les volumes achetés des exonérations ou des taux réduits qui donnent lieu à des dépenses fiscales, et qui se traduisent dans le cas de la TVA par des prix plus bas. Les élasticités prix ne sont pas appréhendées pour estimer ce qu’auraient été les volumes en l’absence de taux plus bas. Si, par exemple, on consomme 10 tonnes de pâtes alimentaires qui bénéficient d’un taux de TVA réduit (10% au lieu du taux normal de 20%), les services de la Direction générale des impôts du ministère des Finances évaluent la dépense fiscale en appliquant 20% aux 10 tonnes observées, alors que le taux appliqué est réduit. Or, si les pâtes alimentaires avaient été taxées à 20%, leur prix aurait été plus élevé et par conséquent, au lieu de 10 tonnes, on aurait consommé 9 ou 8 tonnes.
Cela signifie que la dépense fiscale est en général un peu surestimée, parce qu’elle est calculée sur des volumes réalisés sur la base de prix à taux bonifiés ou exonérés. L’absence de prise en compte des élasticités prix sur des volumes objets de transactions (achats de productions locales ou importations) en cas d’exonération conduit à une surestimation des dépenses fiscales.
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Prenons l’exemple du soutien apporté aux importateurs de viandes rouges. Le gouvernement estime que la suspension des droits de douane et de la TVA n’a eu aucune incidence financière sur le budget de l’État, en ce sens que l’application de ces droits au cours des années précédentes (200%) avait pour objet de protéger le cheptel national et n’a pas généré de recettes pour la trésorerie de l’État. Qu’en pensez-vous?
Lors de l’élaboration des rapports sur les dépenses fiscales, les cadres du ministère des Finances sont conditionnés, pour des raisons politiques, par le souci de mettre en avant les «efforts» du gouvernement en matière budgétaire, puisqu’il réduit les taux de taxes sur certains produits et des impôts sur certaines activités. Dans la note diffusée au Parlement en marge des discussions sur le PLF 2025, ils ont calculé le manque à gagner de l’État sur la base de 200% de droit de douane, et de 20% de TVA, sur les volumes de viandes rouges importées en 2024. Ce fut en quelque sorte une «erreur de communication», puisque cela s’est retourné contre eux quelques mois plus tard, lorsque des critiques ont été émises à propos de ce cadeau fiscal qui n’a pas profité aux consommateurs, puisque le prix des viandes n’a pas baissé.
La réponse qui consiste à dire qu’il n’y a pas eu de manque à gagner pour l’État, sous prétexte qu’auparavant, il n’y avait pas de recettes à ce niveau, car il n’y avait pas d’importation, est exagérée. De mon point de vue, pour que le calcul soit effectué de manière neutre, outre la subvention de 500 dirhams par mouton, il faudrait aussi prendre en compte les taux normaux des droits de douane et de la TVA, qui ne sont ni incitatifs, ni dissuasifs comme l’était le taux de 200%. On devrait ensuite estimer les volumes des importations qui auraient été observés avec ces taux, grâce aux élasticités prix. Ensuite, on estimerait le manque à gagner suite à l’exonération (avec un taux zéro) sur les volumes concernés. On obtiendrait ainsi ce que le Budget de l’État perd par rapport à une situation où les volumes importés subissent des taux normaux, avec la prise en compte des volumes importés suite à l’exonération. On serait ainsi plus proche de la réalité.
«Il y a un effort à faire chez nous en matière de contrôle des ententes et des circuits de distribution. Il y a beaucoup de travail auquel le Conseil de la concurrence devrait s’atteler.»
— Fouzi Mourji
Globalement, quelle appréciation faites-vous des dépenses fiscales liées à cette opération?
ll convient de situer tout cela dans le cadre d’une réflexion sur la politique économique globale: sociale, financière et fiscale. Vous avez d’un côté le FMI et les instances internationales (le consensus de Washington), qui s’attachent aux sacro-saints équilibres budgétaires et qui sont favorables à des taux d’imposition uniques, sans exonération ni taux bonifiés, et de l’autre ceux qui sont favorables au maintien d’une fiscalité redistributive, avec des mesures dérogatoires, même si celles-ci pourraient profiter également aux riches, et non uniquement aux pauvres.
Maintenant, si l’on se réfère à l’enquête du Haut-Commissariat au plan sur les dépenses et consommations des ménages, la part des viandes rouges dans les dépenses alimentaires est de 16% dans le premier décile (les 10% de ménages les plus pauvres) et atteint 24% pour le décile des ménages riches. Ce n’est donc pas négligeable pour chacune des strates. D’une certaine manière, le fait que la viande soit exonérée de la TVA paraît logique. À partir du moment où cette exonération a été élargie aux viandes importées, comme dans d’autres mesures sociales, cela a donné lieu à «des passagers clandestins», des personnes non ciblées qui ont profité du mécanisme.
Moralité, si l’on doit regarder de manière objective ce qui s’est passé, on se rend compte que ce sont en effet les intermédiaires qui ont profité de cette exonération et non pas les consommateurs. La mesure n’a finalement été ni pro-pauvres ni pro-consommateur. Elle a été pro-intermédiaires.
La mesure n’a pas non plus réussi à atteindre l’objectif escompté, à savoir stabiliser les prix et les rendre accessibles à toutes les bourses...
Tout à fait. La dépense fiscale a bénéficié surtout aux intermédiaires.
Le gouvernement avait-il d’autres moyens pour atteindre cet objectif?
Je pense que votre question suggère de revenir à des institutions publiques de type Sogea-Sogeta, qui achèteraient la viande et la commercialiseraient sur le marché avec un but non lucratif. Dans le contexte actuel, il est difficile pour un pays comme le Maroc de revenir en arrière étant donné les options prises et les dispositions inhérentes. Idéalement, cela aurait pu avoir du sens avec des entreprises publiques de distribution (comme l’ONICL), qui vont importer les viandes avant de les commercialiser de façon maîtrisée, en faisant profiter le consommateur de l’effort fourni par l’État en termes de dérogations fiscales.
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N’était-il pas opportun de conditionner l’octroi de l’exonération au respect d’un prix plafond à définir?
Le Maroc a fait le choix de libéraliser davantage son économie dans les années 80. Il serait difficile de venir aujourd’hui administrer les prix. Le plafonnement des prix reste une mesure «non structurelle». Maintenant, conditionner l’octroi des exonérations de droits de douane et de TVA au plafonnement du prix, cette mesure semble difficile à mettre en œuvre.
Par contre, il est possible d’actionner les institutions idoines. Quand vous avez un circuit de distribution libre, mais régulé, le Conseil de la concurrence peut jouer son rôle en remontant la filière et en cassant le rôle néfaste des intermédiaires, qui tiennent le marché sous forme d’oligopole et qui ne respectent pas les règles de concurrence sur le marché. Il y a un effort à faire chez nous en matière de contrôle des ententes et des circuits de distribution. Il y a beaucoup de travail auquel le Conseil de la concurrence devrait s’atteler.
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