La photo d’une femme d’un certain âge, affligée par le malheur devant le mur ocre fissuré d’une maison délabrée dans la médina de Marrakech, a fait le tour de la presse internationale, au point de s’imposer comme l’une des images les plus saisissantes et médiatisées de la catastrophe naturelle qui a frappé le Maroc le 8 septembre.
Mais tout journaliste le sait: on peut faire dire ce qu’on veut à une photo… En l’occurrence, en fonction des médias qui ont utilisé cette même photo, créditée par le photographe de l’AFP Fadel Senna, la «titraille» qui l’accompagne varie.
Les faits
Le quotidien français Libération, lui, a choisi d’écrire en manchette: «Maroc. Aidez-nous, nous mourrons en silence». Provocante, mais surtout mensongère, cette Une n’a pas manqué de faire réagir les Marocains, qui ne comprenaient pas cette volonté de faire croire à l’opinion publique à un abandon des populations locales touchées par le séisme. Car ce que laisse entendre vicieusement ce titre, c’est le peu d’importance qu’accorderait le Maroc à ces vies humaines, au point que les habitants des villages dévastés par le séisme seraient voués à la mort et ne devraient leur salut qu’à une éventuelle aide internationale, en l’occurrence française, alors que le Maroc n’a pas donné suite à la proposition du gouvernement français dans ce sens.
Point besoin d’être journaliste pour comprendre les «subtilités» sous-entendues par la Une de ce journal. Face à la polémique qui ne désenfle pas au Maroc, mais également aux appels à porter plainte contre la publication, cette dernière a publié un article dans sa rubrique «Check news», laquelle se consacre à vérifier la véracité de faits énoncés dans les news. Autrement dit, le quotidien s’est livré à l’exercice périlleux de l’auto-analyse, laissant croire à sa totale objectivité. Autant dire que Libération s’est muni d’une pelle pour creuser un peu plus profondément son propre trou.
Étape 1: faire porter le chapeau aux autres
Acculé suite à la publication, il y a quelques sur les réseaux sociaux d’une vidéo dans laquelle cette même femme apparaît en train de crier «Vive le Roi» au moment de la prise de la photo, le quotidien consent à reconnaître que dans cette vidéo, «si sa première phrase est difficile à traduire, car peu audible, on entend qu’elle mentionne ensuite le roi dans une tournure affectueuse, par l’usage du mot ‘Sidna’. Dans la rue, des voix d’hommes crient “Vive le Roi”».
Or, à l’écoute de cette vidéo, tout arabophone comprend de manière très intelligible les paroles de la femme qui crie bel et bien «Vive le Roi». Donc la femme qui suppliait dans le journal Libération «Aidez-nous! Nous mourrons en silence», criait en réalité «Vive le Roi». Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a la distance qui sépare la Terre de la Lune entre ce dit réellement cette dame et ce que lui faire dire la Une de Libération.
S’agissant des accusations de manipulation de la Une à la lumière de cette vidéo, Libé choisit, pour sa défense, de faire porter le chapeau à l’AFP, car, argue-t-on, «cette photo, aujourd’hui au cœur de la polémique, n’est pas issue d’une production Libé, comme cela peut être le cas par ailleurs sur des événements d’ampleur. En l’occurrence, elle est l’œuvre du photographe de l’AFP Fadel Senna, reporter de guerre au Maroc», en indiquant par ailleurs que celui-ci, «sollicité à de multiples reprises (…) n’a pas donné suite».
Et d’enfoncer le clou en justifiant qu’en légende de cette photo, ainsi que d’un autre cliché du même photographe illustrant la même femme, l’AFP légende: «Une femme réagit à la destruction de sa maison par le tremblement de terre, dans le centre-ville de Marrakech le 9 septembre 2023. Un puissant séisme qui a secoué le Maroc tard le 8 septembre a tué plus de 600 personnes, a indiqué le ministère de l’Intérieur, amenant des habitants terrifiés à fuir leurs maisons au milieu de la nuit».
Ainsi, plutôt que d’admettre avoir distordu la vérité et préféré passer sous silence la légende de l’AFP, visiblement pas assez vendeuse, la publication accuse au contraire l’AFP de n’avoir fait «nulle mention, dans la légende, du fait que la femme invoque le Roi au moment de la prise de vue».
Étape 2: cautionner le fait de faire dire à une photographie ce qu’elle ne dit pas
Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de Libération, persiste et signe en déclarant qu’«à aucun moment il ne nous a été rapporté que cette personne pouvait être en train de dire “vive le roi”. Il aurait été bon que l’AFP précise ce qu’elle était en train de crier».
Toutefois, estime-t-elle, le fait qu’elle puisse implorer le Roi à cet instant n’est toutefois «pas incompatible avec le fait que cette femme a tout perdu». Quel aplomb! Quelle mauvaise foi! Mais Mme la directrice adjointe de Libération, vous avez attribué à cette femme des propos qu’elle n’a jamais prononcés. Sur quelle base, hormis la fantaisie et la malveillance, avez-vous pu attribuer à cette dame les mots qui font la Une de votre journal?!
Étape 3: Faire croire qu’une boucle sur WhatsApp est une source fiable dans un reportage
C’est là où les choses se corsent pour le quotidien français, contraint de justifier la provenance de cette déclaration sortie de nulle part, et ne mentionnant pas, comme il se doit normalement, l’identité de la personne qui en est à l’origine.
On apprend alors, ce que l’on savait déjà, à savoir que «la citation qui apparaît en manchette ne provient pas non plus de cette femme», mais «d’un reportage qui figure dans les pages du journal, réalisé dans le Haut Atlas et intitulé «Maroc: “Creuser, encore et toujours”».
Mieux encore, «la phrase en question provient d’une boucle WhatsApp, où cet appel figure». Autrement dit, en guise de sources pour nourrir son reportage réalisé soi-disant sur le terrain, Libé s’est basé sur un audio diffusée via l’application WhatsApp! C’est un peu léger pour un journal dit de référence.
Dans ce reportage, on relaie ainsi les propos tenus par «une voix berbère dépitée, dans un audio sur WhatsApp largement diffusé», qui déclarerait: «Qu’Allah vous-en récompense, aidez-nous! Nos familles meurent en silence sans que nous puissions les atteindre. Je vous en conjure, partagez ce message. On manque de tout».
D’où provient ce message? De quel village du Maroc est-il question? A-t-il seulement été authentifié par la rubrique «Check news» de Libé? On n’en saura pas plus, car la publication n’a pas jugé bon de mentionner ces détails qui n’en sont pas ni de publier cet enregistrement audio.
Étape 4: présenter la généralisation comme une pratique journalistique normale
Alexandra Schwartzbrod, directrice adjointe de Libération, justifie alors le choix de cette Une et de ce titre, censé être «le plus percutant possible afin de rendre compte de la tragédie». «En réunion de Une, on cherche la photo la plus forte, celle qui nous accroche. On se demande: quelle photo frappera le plus les gens? Objectivement, c’est cette image qui s’est singularisée. Elle dit tout: on voit la femme éplorée qui porte la tragédie sur son visage, on reconnaît l’ocre des bâtiments marocains qui se sont écroulés. Notre seule réserve était qu’elle avait déjà beaucoup tourné dans les autres médias», explique-t-elle au sujet de la photographie.
Quant à la manchette, poursuit Alexandra Schwartzbrod, «elle raconte factuellement le drame. Les autres propositions paraissaient faibles par rapport à l’ampleur du drame et quand on a eu le reportage sous les yeux, c’est cette phrase forte qui est ressortie. Il est vrai que ce n’est pas elle qui le dit, mais cette photo la montre complètement éplorée».
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Autrement dit, pour se démarquer de la concurrence et vendre, tous les moyens sont bons, quitte à procéder à quelques arrangements avec la vérité. La photo a donc été assez consommée, mais pas les mots qui l’accompagnent qui sont un inédit de Libé. C’est donc cela la recette du journal: pimenter avec des mensonges une Une pour frapper les esprits!
Et la directrice de la rédaction de poursuivre, concernant le fait d’appliquer une citation sur une photo qui ne soit pas tirée du même reportage: «Ça nous arrive, mais c’est vrai que c’est rare qu’on le fasse quand ce n’est pas la personne en photo qui parle. Là, on a considéré que cette femme incarnait tous ces Marocaines et Marocaines à la rue à cause du séisme et qui demandaient de l’aide».
Que cherche-t-on ici à faire croire? Que la généralisation est un procédé normal en matière de journalisme? Qu’on peut faire dire tout et n’importe quoi à une photo sous prétexte qu’elle serait le visage d’une tragédie? Que ce qu’on se garde de faire ailleurs est applicable au Maroc? Consternant.
Étape 5: passer sous silence la plainte de la principale intéressée
Libé conclut enfin sa pathétique auto-analyse en expliquant que la chaîne télé française BFM TV a retrouvé cette dame, prénommée Touria, et présentée comme une «mère de famille de 55 ans (…) épuisée et traumatisée», qui explique «ne pas être satisfaite de l’attention médiatique qu’elle a reçue». Et de la citer: «Je ne suis pas très heureuse d’être le symbole de tout ça. Cette crise, c’est Dieu qui l’a voulue. Ils ont partagé ma photo, mais qu’est-ce qu’ils ont fait avec ma photo?».
C’est là que s’arrête le faux mea culpa de Libé qui, étrangement, ne mentionne pas les interviews accordées en amont par cette femme à la presse marocaine, dans lesquelles elle raconte sa version des faits. On ne mentionnera pas non plus le fait que cette femme souhaite porter plainte contre ceux qui ont exploité sa photographie sans son consentement et accuse Libération de diffamation pour lui avoir fait dire en substance une phrase qu’elle n’a jamais prononcée. Cette dame en détresse devrait être aidée pour faire valoir ses droits devant la Justice.