Il insulte Israël, mais interdit une loi criminalisant la normalisation: le gouffre séparant les paroles de Kaïss Saïed de ses actes

Kaïs Saied, président de la Tunisie.

Kaïs Saïed, président de la Tunisie.. DR

Alors qu’il ne rate aucune occasion pour fustiger l’État d’Israël et haranguer les foules contre «l’entité sioniste», le président tunisien n’a pas hésité à faire barrage à une proposition de loin incriminant toute forme de normalisation avec ce pays. Une ambivalence qui rappelle l’abstention de la Tunisie à l’ONU lors du vote d’une résolution condamnant l’État hébreu, et souligne le fossé entre le discours et les actes du nouveau «régent de Carthage».

Le 07/11/2023 à 14h35

Comme tous les populistes, Kaïss Saïed n’est pas le genre à s’offusquer de ses propres contradictions. Mais de là à prêcher une chose aussi fondamentale pour son «règne» que la haine d’Israël, tout en multipliant les gestes de rapprochement avec l’État hébreu, voilà qui n’est guère cohérent et instruit sur la personnalité complexe du président tunisien. Ainsi donc, nous apprenons que le président tunisien pour qui «la normalisation est une haute trahison» fait savoir qu’il s’oppose à l’adoption d’une proposition de loi qui a fait couler beaucoup d’encre dans son pays, et dont l’objet est… l’incrimination de toute forme de normalisation avec Israël.

«Je me permets de vous rapporter ce que le Président vient de me confier. Il dit que cette proposition de loi va entacher les intérêts extérieurs de la Tunisie. Il s’agit de la sécurité extérieure de l’État». La phrase est du président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le Parlement tunisien, et elle été prononcée jeudi 2 novembre au sein même de l’hémicycle, sonnant comme la fin d’un long feuilleton autour de l’adoption d’un texte en débat ce jour-là, après avoir été revu et corrigé à de nombreuses reprises. À l’arrivée, une mouture finale qui continuait de susciter nombre d’interrogations, avant d’être tuée dans l’œuf par le chantre de la détestation d’Israël lui-même.

Un texte proposé une première fois dès le 12 juillet de cette année, soit avant même l’attaque du Hamas et la riposte israélienne contre Gaza. Elle l’était par une quinzaine de députés, qui comptent parmi les plus farouches soutiens de Kaïss Saïed. À la lumière des derniers développements, la proposition de loi a de nouveau fait surface, dans une version encore plus dure. Toute forme de communication, de coopération ou de relations commerciales «directe ou indirecte», avec des personnes physiques ou morales israéliennes est ainsi incriminée. Comptez une peine allant de 6 à 12 ans de prison contre toute personne de nationalité tunisienne qui entretiendrait des relations avec «l’entité sioniste» et la prison à vie en cas de récidive.

Les Palestiniens possédant la nationalité israélienne ne sont pas concernés, mais le texte reste muet sur les Tunisiens détenteurs de la nationalité israélienne. Et ils sont nombreux. Tout comme il ne dit mot sur d’éventuelles participations tunisiennes à des événements où Israël est représenté.

Le plus incompréhensible, c’est surtout la capacité et l’aisance qu’a eues Kaïss Saïed à s’en dissocier et à y imposer son veto, alors qu’en fervent panarabiste, il n’a eu de cesse que d’appeler à un soulèvement contre l’État hébreu. À rebours des différents processus de normalisation des relations diplomatiques entre Tel-Aviv et plusieurs pays arabes, notamment dans le cadre des Accords d’Abraham en 2020, le président tunisien et considère -verbalement- que cette «normalisation» relève de la haute trahison. Mais dans les faits, c’est une tout autre histoire. Faire barrage à une loi anti-israélienne qu’il a ardemment alimentée de ses propres saillies verbales est la moindre des inconséquences d’un chef d’État qui fait le contraire de ce qu’il dit.

Cette réaction pour le moins ambivalente rappelle d’ailleurs celle de la diplomatie tunisienne qui, le vendredi 27 octobre, au siège de l’ONU à New York, est sortie du lot arabe en s’abstenant de voter en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’appel à une trêve humanitaire immédiate à Gaza. Le motif déclaré était l’absence d’équilibre dans le texte. «Nous avons opté pour l’abstention conformément à la position de principe de la Tunisie qui rejette le fait qu’on mette sur un pied d’égalité l’agresseur et l’agressé. La Tunisie réaffirme sa condamnation claire et ferme des attaques des forces d’occupation contre les Palestiniens. Il s’agit d’une question de principe et de constante de notre position», avait alors justifié l’ambassadeur tunisien auprès de l’ONU.

La résolution non contraignante a recueilli 120 votes pour, 14 contre et 45 abstentions, pour 193 pays membres de l’ONU. S’agissant de la Tunisie, les mauvaises langues voudraient, cependant, que bien loin des discours panarabistes aussi châtiés qu’enflammés du président Kaïs Saïed et du rouleau compresseur et vassalisant du «grand frère» algérien, la Tunisie a décidé de faire cavalier seul. Techniquement, l’abstention (option prise par des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, le Japon ou le Canada) ou le rejet (comme ce fut le cas pour les États-Unis) fait les affaires d’Israël. On s’en souvient, la résolution et le vote qui s’en est suivi ayant été qualifiés, séance tenante, d’«infamie» par Gilad Erdan, ambassadeur israélien à l’ONU.

De quoi, finalement, donner raison à un certain Abdelkader Bengrina, l’islamiste en chef du régime algérien, ancien ministre, président du mouvement Al Bina et, surtout, porte-parole officieux de la Mouradia. Samedi 12 août dernier, il avait affirmé que la Tunisie va normaliser ses relations avec Israël. «La Tunisie va normaliser ses relations avec Israël et je sais ce que je dis», a-t-il déclaré. Si la Tunisie a naturellement le droit d’agir en fonction de ses intérêts propres et légitimes, c’est surtout l’attitude d’un président qui dit ce qu’il ne fait pas et qui fait ce qu’il ne dit pas qui interpelle.

Par Tarik Qattab
Le 07/11/2023 à 14h35