Dans son célèbre essai «La notion de politique», publié en 1932, Carl Schmitt jette les bases d’une nouvelle définition du politique, qu’il s’agit de ne pas confondre avec la politique. Pour le juriste allemand, ce qui fonde fondamentalement le politique, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Ainsi, le politique se matérialise dès lors que surgit l’ennemi qui, par son apparition même, établit une claire distinction entre ami et ennemi.
Cependant, il est important de noter que pour Schmitt, cette discrimination ne peut et ne doit aucunement se fonder sur un critère religieux (croyant/mécréant), moral (bien/mal), éthique (juste/injuste) ou encore esthétique (beau/laid). L’ennemi n’est pas ennemi parce qu’il est laid, injuste ou mécréant. Il est ennemi parce que, sur le plan du politique, il incarne une menace existentielle pour moi en tant qu’État.
Mais il est vrai que sur le plan communicationnel, un État peut invoquer, dans le cadre d’une propagande, des arguments moraux (axe du bien/axe du mal) ou éthiques (juste/injuste). À condition qu’il ne finisse pas par y croire lui-même, en se laissant envoûter par sa propre propagande.
Car une confusion dans les critères de discrimination entre l’ami et l’ennemi peut avoir des conséquences dramatiques, contre lesquelles Carl Schmitt n’a eu de cesse de mettre en garde.
Le premier risque, et le plus dangereux, est la possibilité d’une guerre totale. Car si l’ennemi l’est en raison de sa croyance religieuse, cela fait de lui un ennemi ontologique. Il restera ennemi tant qu’il restera attaché à sa croyance. Ainsi, deux perspectives sont possibles. Soit il se convertit, soit il doit être exterminé, car son existence même est la matérialisation d’une menace vitale contre moi en tant qu’État. Mais là, nous quittons le champ du politique pour celui du fanatisme le plus destructeur et le plus naïf.
Le deuxième risque est que, dans ce paradigme, nous sommes aussi nécessairement l’ennemi ontologique d’un ou d’autres États ou formations politiques, qui auront aussi pour projet notre extermination. Les drames des fanatismes religieux, durant les derniers siècles, et idéologiques au 20ème, suffisent pour nous convaincre de la pertinence de ces propos.
Julien Freud, continuateur, mais aussi critique de Schmitt sur certains aspects, limite cette discrimination ami/ennemi à la politique extérieure, et propose la distinction public/privé pour l’intérieur. Mais cela est une autre histoire.
Par conséquent, l’avantage premier d’une discrimination fondée sur le politique est qu’elle est par nature mouvante. Puisqu’il suffit qu’un ennemi redéfinisse ou interprète autrement ses intérêts nationaux pour que ces derniers cessent d’être antagonistes à ceux des autres. Ainsi, il peut quitter le statut d’ennemi pour éventuellement accéder à celui d’ami.
«Jusqu’à preuve du contraire, le Maroc n’a à aucun moment, et d’aucune manière, défini un ennemi sur une base autre que politique.»
Venons en maintenant au Maroc, et voyons dans quelle mesure cette discrimination existe, et quelle forme concrète elle prend. Jusqu’à preuve du contraire, le Maroc n’a à aucun moment, et d’aucune manière, défini un ennemi sur une base autre que politique. Même si certains Marocains se permettent de le faire dans des discussions de comptoir ou dans des cercles religieux extrémistes ou idéologiques.
Mais au niveau de l’État, le seul critère est celui de l’intérêt national, avec en premier lieu notre intégrité territoriale, comme l’a évoqué le Roi dans son discours du 20 août 2022, à l’occasion du 69ème anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple:
«Le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international. C’est aussi clairement et simplement l’aune qui mesure la sincérité des amitiés et l’efficacité des partenariats qu’il établit».
Ainsi, si l’«ami» est clairement désigné dans ce passage du discours royal, l’ennemi ne l’est qu’implicitement. Ce qui crée un large champ intermédiaire de nuances et de possibilités.
Car mis à part les deux extrêmes constitués par l’ami en tant qu’allié d’un côté et l’ennemi en tant qu’adversaire de l’autre, beaucoup de pays se situent dans une zone intermédiaire où leur positionnement est tout sauf univoque.
Sur ce registre, les Anglo-saxons ont par leur pragmatisme légendaire réussi la prouesse d’intégrer la discrimination ami/ennemi de Carl Schmitt dans une perspective multivectorielle. Ils utilisent le terme «Frenemy», contraction de «Friend» et de «Ennemi», pour désigner des États qui sont en même temps ennemis dans telle ou telle région du monde ou telle ou telle dimension (commerciale, économique, militaire, idéologique, etc.), et amis dans d’autres.
Les Américains peuvent ainsi combattre la Russie en Ukraine et collaborer avec elle sur des questions au Moyen-Orient, continuer à lui acheter de l’uranium enrichi tout en interdisant à l’Europe de lui acheter du gaz et du pétrole. Ils peuvent s’opposer à la Chine concernant Taïwan, et collaborer avec elle sur le terrain économique, en produisant quasiment tout chez elle, tout en lui déclarant la guerre sur le terrain commercial. Ils peuvent désigner tout régime dictatorial comme ennemi du libéralisme et des droits de l’homme, et considérer l’Arabie saoudite et le Qatar comme des amis et des alliés.
Ainsi, pour les Anglo-saxons, et loin de tout essentialisme, personne ou presque n’est totalement ami ou ennemi. Tout est question de nuances et de complexité, et n’importe quel État peut être en même temps un ami et un ennemi de manière multivectorielle.
«Malheur à moi, je suis une nuance», disait Nietzsche dans «Ecce Homo». Peut-être qu’il est temps de relire ce géant de la philosophie, à une époque où l’hystérie des médias et des réseaux nous amène irrémédiablement sur le terrain du manichéisme et du nationalisme le plus étroit et le plus handicapant mentalement.