Pour ceux qui auraient séché leurs cours d’histoire, la conférence de Yalta, tenue en février 1945, a décidé du nouvel ordre mondial qui allait irrémédiablement advenir après la chute imminente du Troisième Reich allemand.
Elle avait réuni les grands vainqueurs de la guerre (Staline, Churchill et Roosevelt) qui, tout en étant rivaux, ont pu en toute rationalité délimiter leurs futures zones d’influence et établir le cadre global de leur future rivalité, afin de garantir au monde une certaine stabilité durant ce que l’on appellera plus tard la «guerre froide», bien qu’elle fut assez «chaude» pour certains (guerre de Corée, guerre du Vietnam, guerre d’Afghanistan...).
Né sur les cendres de la Deuxième Guerre mondiale, ce nouveau monde bipolaire durera en tout et pour tout environ 44 ans, soit de 1945 à 1989, année de chute du mur de Berlin. S’en est suivie une nouvelle phase qui verra l’hégémonie quasi absolue d’une seule puissance, celle des États-Unis et de leur périphérie occidentale.
C’est le journaliste et chroniqueur politique américain Charles Krauthammer qui donnera son nom à cette phrase: «Le moment unipolaire». Il fut bien inspiré de choisir le terme «moment» puisque, pour certains analystes, l’année 2022, celle du début de l’opération militaire lancée par la Russie en Ukraine, marque la fin définitive de cette parenthèse historique, bien que les germes d’une multipolarisation du monde étaient déjà là bien avant cette date. Cette phase dura ou dure encore, l’histoire nous le dira, environ 35 ans. On est à peu près dans les normes en termes de cycles.
À cet effet, le sommet des BRICS, qui se tient dans la ville russe de Kazan du 22 au 24 octobre, démontre clairement que, malgré tous les efforts déployés par l’Occident -et Dieu sait qu’il n’a pas lésiné sur les moyens (sanctions, menaces, chantage...)-, il n’est pas arrivé à isoler diplomatiquement et économiquement la Russie. Bien au contraire. En poussant la Russie à redécouvrir qu’elle peut être plus asiatique qu’européenne, du moins sur le plan géographique, l’Occident a sans le vouloir provoqué un redéploiement stratégique, industriel et économique de la Russie vers le «Grand Sud Global».
«Le vrai but du sommet des BRICS à Kazan est de déterminer les grandes lignes stratégiques qui permettront au Grand Sud Global d’avancer face à un Occident qui refuse encore d’admettre les nouveaux rapports de force.»
Ainsi, plus de 20 chefs d’État, et pas des moindres (Chine, Inde, Turquie, Afrique du Sud, Égypte…), seront présents à cet évènement. Et nombre de ces pays ont, pour des raisons différentes, une revanche à prendre sur l’Occident et des raisons d’accélérer l’émergence d’un monde multipolaire.
Leur soutien, tantôt voilé, tantôt franc à la Russie durant son bras de fer avec l’Occident depuis 2022, démontre qu’en s’attaquant frontalement aux projets de l’Otan en Ukraine, Moscou a réussi à briser un tabou. Celui qui consistait à faire croire que la puissance de l’Occident était telle que s’y opposer frontalement relevait tout simplement du suicide.
Souvenez-vous à ce propos des paroles de l’ancien ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, qui promettait que l’Occident allait provoquer l’effondrement de l’économie russe, en brandissant notamment la menace d’une déconnexion de la Russie du système d’échanges financiers internationaux SWIFT. Depuis, Bruno Le Maire est revenu à sa passion première: l’écriture de romans érotiques et de fiction.
Revenons à Kazan. Il est certain que si l’on réunit 20 chefs d’État dans un même endroit, et a fortiori dans un contexte de crise géopolitique mondiale, ce n’est certainement pas pour parler de quelques points de PIB ou des mécanismes de lutte contre le réchauffement climatique. Le vrai but de la rencontre est de déterminer en commun les grandes lignes stratégiques qui permettront au Grand Sud Global d’avancer, en faisant front commun, face à un Occident qui refuse encore d’admettre les nouveaux rapports de force. Car ce qui se prépare à Kazan, c’est bel et bien la future conférence de Yalta, qui se tiendra probablement en Suisse ou en Turquie.
Il y sera ainsi question de la fin de l’hégémonie mondiale du dollar, de la refonte nécessaire de l’architecture des principales institutions internationales (ONU, OMC, FMI, BM...), d’une révision en profondeur du droit international et, enfin, de la fin de la guerre en Ukraine et au Proche-Orient.
Pour cela, il faudra encore guetter le résultat des prochaines élections américaines, pour voir qui sera le futur principal interlocuteur. En attendant, des personnes continuent de mourir par milliers dans les tranchées ou sous les décombres de leurs habitations.