Le 25 août 2021, vers 13 heures, des hommes en civil se sont rendus au quartier Ettahrir en Tunisie pour y enlever Slimane Bouhafs, militant amazigh et chrétien converti, qui bénéficiait du statut de réfugié auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Le 1er septembre, Slimane Bouhafs a comparu devant le juge d’instruction du tribunal de Sidi M’Hamed à Alger qui l’a placé en détention provisoire le temps d’une enquête sur six chefs d’accusation. Dans une réponse officielle à une demande des Nations unies visant à obtenir des éclaircissements sur l’arrestation, les autorités algériennes ont déclaré que Slimane Bouhafs avait franchi la frontière entre la Tunisie et l’Algérie de son plein gré et que les gardes-frontières l’avaient alors arrêté. Or, les circonstances de l’affaire semblent clairement indiquer que celui-ci a été enlevé par les autorités algériennes, avec la complicité éventuelle des autorités tunisiennes, avant d’être introduit de force en Algérie où il a fait l’objet de fausses accusations et où il a été soumis à un procès inéquitable et même à des actes de tortures.
Le 16 décembre 2022, le militant a été condamné à trois ans de prison sur la base d’accusations mensongères: Slimane Bouhafs a été accusé de diffuser de fausses informations et de porter atteinte à l’unité de l’Algérie. Sa condamnation a été confirmée en appel. Il a été libéré le 1er septembre 2024 après avoir purgé sa peine en prison. Le récit est relaté par l’Institut du Caire pour les études des droits de l’Homme (ICEDH), une institution qui fait autorité en la matière, fondée au début des années 1990 par Bahey Eldin Hassan, un des pionniers de la défense des droits humains en Égypte et qui consacre tout un rapport sur la «stratégie de répression transnationale» du régime d’Alger contre toutes les voix dissidentes résidant à l’étranger. Le document est intitulé «Algérie, recours à des méthodes de répression transnationale pour étouffer la dissidence» et il a été rendu public pas plus loin que le 26 novembre dernier.
L’affaire Bouhafs est le premier exemple documenté de la nouvelle politique du gouvernement algérien qui vise à étouffer la dissidence en élargissant l’éventail des cibles de sa répression des militants, des défenseurs des droits humains et des journalistes, à celles et ceux qui ne vivent pas dans le pays. Il y en a eu tant d’autres. Des dizaines d’autres cas ont suivi celui de Bouhafs visant les militants établis à l’étranger. La dernière en date n’est n’autre que le véritable scandale qui entoure, aujourd’hui encore, l’affaire Boualem Sansal, du nom de l’écrivain franco-algérien interpellé arbitrairement à l’aéroport d’Alger le 16 novembre, porté disparu pendant plusieurs jours avant d’être soumis à la justice et accusé d’«atteinte à l’intégrité du territoire national».
Plus que des actes isolés, il s’agit d’une véritable politique d’État. «Après la fermeture progressive de tous les espaces de contestation en Algérie, depuis l’écrasement du soulèvement populaire Hirak en 2020, les autorités ont élargi leur champ d’action répressif et s’en prennent désormais aux dissidents établis à l’étranger. Cet élargissement traduit la volonté du régime de réduire l’opposition au silence et de garder le contrôle, sans tenir compte des frontières géographiques», lit-on dans le rapport, basé sur des recherches, 19 entretiens concernant 21 dossiers, ainsi que sur un examen approfondi de sources de documentation primaires, notamment des décisions de justice, des demandes d’extradition et des déclarations officielles d’organisation de défense des droits humains et des autorités algériennes.
Un modèle général d’autoritarisme
En agissant de la sorte, le régime d’Alger n’invente rien. La répression transnationale est une tendance internationale adoptée par les régimes autocratiques du monde entier pour étouffer les voix dissidentes au-delà des frontières. Des pays comme l’Égypte et la Russie s’en sont aussi pris à des dissidents à l’étranger, en ayant recours à toute une série de pratiques, notamment des activités de surveillance, des actes de harcèlement et même des enlèvements. «L’adoption de ce type de mesures en Algérie reflète un modèle général d’autoritarisme, dans le cadre duquel les régimes cherchent à contrôler et à intimider les personnes qui osent les critiquer, où qu’elles vivent. Cette forme de répression renforce le caractère prédominant du discours des autorités», note le rapport.
La répression transnationale permet de faire taire ces voix dissidentes et de susciter la peur chez les militants qui vivent à l’étranger, en leur imposant les mêmes conséquences en cas de dissidence que s’ils vivaient dans le pays. Parmi les personnes ciblées par ces méthodes figurent notamment des militants de premier plan et des membres bien connus du mouvement Hirak de 2019, ainsi que des personnes qui dénoncent la corruption du gouvernement et les violations de droits humains ou qui formulent toute autre critique à l’égard des responsables algériens ou de l’État.
«Personne n’est hors d’atteinte»
L’ICEDH a relevé un continuum entre ces différentes tactiques, qui visent toutes à piéger les militants dans la toile de répression de l’Algérie. «En visant les dissidents qui se trouvent à l’étranger, le gouvernement algérien envoie un message clair: personne n’est hors d’atteinte». Il dissuade ainsi les opposants et militants potentiels. Ces actions extraterritoriales aident par ailleurs le régime algérien à promouvoir un discours fallacieux selon lequel le pays serait confronté à un réseau d’entités criminelles et terroristes qui opéreraient au sein de l’Algérie et à l’étranger et qui porteraient atteinte à la sécurité et à l’unité de l’État. Ce discours permet au régime de justifier les mesures répressives prises au niveau national et international, en se présentant tel un rempart contre le terrorisme, l’instabilité et les ingérences étrangères.
Plusieurs méthodes sont utilisées: demandes d’extradition injustifiées, enlèvements et pressions diplomatiques sur des pays tiers dans le but de harceler et d’intimider les militants à l’étranger. Dans certaines affaires documentées par l’ICEDH, des États se sont rendus complices de répression extraterritoriale. C’est notamment ce qui est arrivé à Mohamed Benhlima et Mohamed Abdallah, tous deux renvoyés de force en Algérie depuis l’Espagne où ils demandaient l’asile à la suite d’une demande d’extradition des autorités algériennes. Les autorités espagnoles ont expulsé ces deux militants et sonneurs d’alerte dans le cadre d’une procédure sommaire, prétextant qu’ils représentaient une menace pour la sécurité et leurs «relations diplomatiques avec l’Algérie», sans apporter la moindre preuve qu’ils participaient à des activités dangereuses.
Les familles et proches comme moyen de pression
«À leur retour en Algérie, les deux militants ont été torturés par des officiers de l’armée algérienne et condamnés à des peines d’emprisonnement au terme de procès inéquitables», lit-on encore. D’autres pays ont refusé d’exécuter les demandes d’extradition et les mandats d’arrêt internationaux émanant de l’Algérie, soutenant que les allégations formulées contre les militants concernés n’étaient pas suffisamment fondées. Ainsi, la Suisse a refusé d’extrader Mourad Dhina, membre de Rachad, une organisation que les autorités algériennes qualifient arbitrairement d’organisation terroriste.
En plus de cibler directement les militants, les autorités algériennes utilisent des méthodes de harcèlement et d’intimidation à l’égard des familles des militants dans le cadre d’une stratégie globale visant à réduire les voix dissidentes au silence. En témoigne, par exemple, Abderrahmane Zitout, le frère du militant politique Mohamed Larbi Zitout qui vit en exil en Grande-Bretagne. Abderrahmane Zitout a été placé en détention de manière arbitraire et a été soumis à un procès inéquitable uniquement en raison de ses liens familiaux. «Cette tactique qui tend à cibler les proches des militants vise à insuffler la peur, à isoler les dissidents et à les forcer à garder le silence, ce qui constitue une violation flagrante des normes internationales en matière de droits humains», explique l’ICEDH.
La stratégie du conspirationnisme
Le gouvernement algérien tient de manière stratégique des propos conspirationnistes pour justifier la prise de mesures de répression généralisée contre les défenseurs des droits humains et les militants. La répression transnationale joue un rôle central dans la présentation de l’opposition et du militantisme comme faisant partie d’un complot général contre l’État, qui serait orchestré par des organisations dont les membres se trouvent en Algérie et à l’étranger. En étiquetant les militants et les défenseurs des droits humains d’agents étrangers ou de terroristes, les autorités algériennes entretiennent un climat de peur et de méfiance, ce qui leur permet de justifier leurs mesures de répression.
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«Le président Tebboune a plusieurs fois déclaré que les manifestations et les actes d’opposition étaient organisés par des puissances étrangères cherchant à déstabiliser l’Algérie. Après l’assassinat de Djamel Ben Smail dans la région de Kabylie, le président Tebboune a ainsi accusé le Maroc et Israël d’être à l’origine de cet incident», relate l’institut. Les médias contrôlés par l’État renforcent ce type de discours en présentant régulièrement les manifestants et les militants comme les pions de gouvernements étrangers. En raison des mesures de répression transnationale, les militants en Algérie et à l’étranger font donc l’objet de toute une série d’accusations communes, ce qui permet au gouvernement de poursuivre ses discours conspirationnistes par l’intermédiaire du processus judiciaire.
De nombreuses organisations de défense des droits humains ainsi que les mécanismes des Nations unies ont récemment tiré la sonnette d’alarme au sujet de la répression transnationale. «La peur s’est malheureusement diffusée et a traversé les frontières», déplore Aïssa Rahmoune, secrétaire général de la Fédération internationale pour les droits humains. L’avocat algérien, réfugié politique en France et cité par el quotidien Le Monde, rappelle que le risque d’arrestation «est bien réel. Et cela concerne beaucoup de gens: des anonymes, de simples militants, des journalistes, des réalisateurs ou des opposants de renom». À la FIDH s’ajoutent Human Rights Watch et Amnesty International qui dénoncent, entre autres, des «interdictions arbitraires de voyager».
Tout en appelant à garantir la protection de la liberté d’expression, de réunion et d’association, conformément au pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel adhère l’Algérie, l’ICEDH appelle à permettre aux Rapporteurs spéciaux des Nations unies et à d’autres observateurs internationaux de la situation des droits humains de se rendre en Algérie et d’y évaluer la situation des droits humains en toute indépendance, y compris les conditions de détention. Pour l’une comme pour l’autre recommandation, on peut toujours essayer.
Ce qui reste possible, c’est que les autres pays examinent les demandes d’extradition émanant de l’Algérie et rejettent celles qui sont basées sur des accusations motivées par des considérations politiques ou qui pourraient faire courir un risque de torture, de mauvais traitements ou d’autres graves violations de droits humains à la personne concernée, indique le rapport. Autre moyen, le recours aux voies diplomatiques dans le but de faire pression sur le gouvernement algérien pour qu’il mette un terme aux violations de droits humains commises en Algérie et à l’étranger.