Von der Leyen l’avait promis, elle le fait! En juillet dernier, dans son programme pour les 5 ans à venir, elle s’était engagée, devant les eurodéputés appelés à lui renouveler leur confiance, à créer un portefeuille ad hoc pour la Méditerranée: «La région Méditerranée devrait retenir toute notre attention. C’est pourquoi je proposerai un commissaire qui se concentrera sur les investissements et les partenariats, la stabilité économique, la création d’emplois, l’énergie, la sécurité, les migrations et autres domaines d’intérêt mutuel.» De fait, les sujets liés à cette mer commune aux 27 et à une douzaine de pays de sa rive sud ne manquent pas, et sans doute la présidente de la Commission européenne aurait pu démarrer son inventaire par la culture, la mère de toutes les batailles, tant la région souffre, au nord comme au sud, d’ignorances et de préjugés qui alimentent les radicalités, et font in fine de la mer Méditerranée une barrière plus qu’un pont.
La promesse de Von der Leyen -faite en période électorale- pouvait s’entendre tant à court terme, pour glaner les voix d’eurodéputés très critiques sur le bilan européen au Proche-Orient, que pour l’avenir, comme un appel à la mobilisation des décideurs européens sur un processus Euro-Med déliquescent. Les politiques menées depuis 30 ans, du processus de Barcelone initié en 1995 entre 15 pays européens et 12 pays du Sud du bassin pour instaurer une «zone de paix, de stabilité et de sécurité» à la politique de voisinage, lancée en 2004, quand l’Europe engageait sa plus grande vague d’élargissement, puis au sommet de Paris lançant, en 2008, une Union pour la Méditerranée, ont eu pour principaux résultats une stratification des dispositifs -exercice dans lequel les eurocrates excellent- et un échec politique patent: aujourd’hui, non seulement le modèle européen ne fait plus rêver aucun pays du Sud, mais aussi, depuis le 7 octobre 2023, horresco referens, les Européens sont assignés à résidence dans le camp occidental.
La solution est-elle à la Commission? Plusieurs raisons d’en douter. D’abord en cherchant à comprendre quel sera le périmètre d’action du nouveau commissaire dans un collège aux portefeuilles redessinés, à sa main, par sa présidente. Jusqu’alors, le Commissaire au Voisinage gérait à la fois les relations avec la rive Sud et les candidats à l’adhésion. Ici, on ne solde rien de moins que la question des frontières de l’UE, avec un commissaire à l’élargissement -ce qui sous-entendrait que tous les «États européens» ont vocation à intégrer l’Union (!)- et un commissaire à la Rive Sud pour les États qui resteront définitivement des pays tiers. Cela clôt-il aussi, discrètement, le débat sur l’adhésion de la Turquie?
«C’est finalement la Croatie, alliée historique de l’Allemagne, et son partenaire étroit sur nombre de sujets européens, qui endosse le costume de Madame Méditerranée.»
Par ailleurs, ce nouveau découplage complexifie à l’excès les relations au sein de la Commission, à commencer par la gestion de la question migratoire. Quid des relations avec le commissaire à la Migration alors que la mer Méditerranée est un bassin migratoire majeur -avec un chiffre record de plus de 150.000 personnes en 2023- et que, selon sa lettre de mission, la Commissaire pour la Méditerranée est «invitée à contribuer à l’élaboration de la politique migratoire de l’UE en tandem avec les pays tiers». De même, la Commissaire devra faire rapport au Premier diplomate de l’UE, le Haut Représentant aux Affaires étrangères. Mais parleront-ils d’une même voix? L’un tient son mandat de la Présidente de la Commission, l’autre a été nommé par le Conseil, sachant par ailleurs que la politique étrangère reste, dans les traités, du domaine des États membres! Un commissaire supplémentaire ne peut qu’ajouter à la cacophonie, à moins que tous s’accordent à laisser définitivement Von der Leyen construire son projet d’Europe géopolitique, comme cette semaine à Kiev…
À cet égard, la distribution du portefeuille Méditerranée à la Croate Dubravka Suica est éloquente. Si plusieurs pays méditerranéens étaient officiellement candidats à ce poste, à commencer par Malte -à qui l’on doit la paternité de l’idée, en septembre 2023- ou Chypre, qui arguait d’une expérience de 20 ans des institutions européennes, d’une prochaine présidence du Conseil de l’UE, et qui pratique une «Méditerranée compliquée» sur son propre sol, c’est finalement la Croatie, alliée historique de l’Allemagne, et son partenaire étroit sur nombre de sujets européens, qui endosse le costume de Madame Méditerranée, incarnée par un ancien professeur d’allemand, passée de la mairie de Dubrovnik au siège de la Commission européenne. Comme une ultime connivence entre Bruxelles et Berlin -déjà à l’œuvre pour torpiller le projet d’«Union méditerranéenne» en 2007- afin de reprendre en main une région qui, par l’histoire et la géographie, ne leur était pas familière.
En commentaire de la présentation par Ursula Von der Leyen de «sa» Commission, un diplomate a pu souligner, sur bien des politiques européennes, le «chevauchement stratégique» des portefeuilles opéré par la Présidente: ce qu’en d’autres termes, tous les pays peuvent traduire par «diviser pour mieux régner». La Méditerranée n’échappera pas à cette présidence omnipotente.