Aux origines du «Système algérien»

Bernard Lugan.

Bernard Lugan.

ChroniqueComprendre comment le «Système algérien» s’est établi, c’est comprendre le fonctionnement toujours en vigueur de la gouvernance fragile en Algérie et le marqueur d’hostilité permanente contre le Maroc. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, les architectes du «Système» ont réprimé les combattants qui ont lutté contre la France coloniale et lancé une offensive militaire contre le Maroc pour sauver le pays du chaos.

Le 18/06/2024 à 11h02

Lutte entre maquisards de l’intérieur et membres de l’armée des frontières, exacerbation de la question de l’identité algérienne entre arabisme et berbérisme, puis «guerre des sables» destinée à détourner l’opinion algérienne des vrais problèmes, tout cela fit que les trois premières années de l’indépendance algérienne furent chaotiques. Or, ce fut à la faveur de ces évènements que naquit le «Système algérien».

Armée des frontières contre GPRA

En 1958, après la création du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) à Tunis, les conflits s’étaient exacerbés entre trois forces:

1- Entre le «noyau dur» de cet organisme, composé de Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobbal d’une part, et des cinq prisonniers détenus en France depuis le détournement de leur avion le 22 octobre 1956, à savoir Ahmed Ben Bella, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf, Mostefa Lacheraf et Mohamed Khider d’autre part.

2- Entre le GPRA et l’armée des frontières, l’Armée de libération nationale (ALN), cantonnée au Maroc et en Tunisie.

3- Entre l’armée des frontières et les survivants des maquis de l’intérieur. L’armée des frontières reconnaissait l’État-major général (EMG), dirigé par le colonel Houari Boumediène, quand les survivants des maquis de l’intérieur obéissaient au GPRA.

La prise de pouvoir des partisans de l’armée des frontières, réunis dans le «groupe d’Oujda», se fit en cinq étapes:

1- Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène débutèrent leur coup de force au mois de mai 1962, quand le GPRA fut sommé de convoquer le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) en congrès. Leur but était de doubler le GPRA par la constitution d’un bureau politique qu’ils contrôleraient.

2- Le 28 mai, dès le début de la réunion, l’atmosphère fut extrêmement tendue entre Benyoucef Benkheda, le président du GPRA, et son vice-président, Ahmed Ben Bella, qui s’invectivèrent. La direction collégiale explosa alors. Autour de Ben Bella, un groupe de pression réussit à faire adopter le modèle socialiste et le parti unique. À l’issue du vote destiné à élire les membres du bureau politique devant gérer le début de l’indépendance, Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakdar Bentobal, tous trois ministres du GPRA, furent mis en minorité.

Quant à Ben Bella, il se rendit au Caire et, de là, au Maroc, où il rejoignit le colonel Boumediène, Ahmed Boumenjel et le colonel Chaâbani qui, tous trois, considéraient que le GPRA n’avait pas de légitimité à gouverner l’Algérie indépendante.

3- Les combattants des maquis tentèrent alors une médiation. Les 24 et 25 juin, les wilayas II, III, IV, la Zone autonome d’Alger et les représentants de la fédération de France du FLN se réunirent à Bordj Zemmoura, en Kabylie. Ils y annoncèrent la création d’un «comité interwilaya», puis ils condamnèrent la «rébellion» de l’EMG, donc celle de l’armée des frontières.

4- Le 30 juin, le GPRA se réunit et destitua l’EMG. En réaction, le 2 juillet, Ben Bella et Boumediène demandèrent aux chefs des wilayas de se mettre sous les ordres de l’EMG et ordonnèrent à l’armée des frontières de se tenir prête à faire mouvement vers l’Algérie.

5- Le 11 juillet, les chefs de la wilaya IV empêchèrent Benyoucef Benkheda, le président du GPRA, de tenir une réunion à Blida, cependant que Ben Bella s’installait à Tlemcen. Il y fut rejoint le 16 par le colonel Boumediène et par Ferhat Abbas. Ce dernier, qui était pourtant partisan de l’instauration d’un pouvoir civil, se rallia au «clan de Tlemcen» contre le GPRA de Benyoucef Benkhedda. S’agissait-il pour lui de régler un compte avec ceux qui l’avaient évincé quelques mois plus tôt, le 27 août 1961? Espérait-il, en se ralliant aux plus forts, devenir le premier président de la République algérienne? Dans son livre «L’indépendance confisquée», publié en 1984, il a justifié son choix en expliquant qu’il avait voulu éviter la «congolisation», car, selon lui, les ordres donnés par le GPRA aux combattants de ne plus obéir à leurs chefs risquaient de précipiter l’Algérie dans la guerre civile.

Le coup d’État de septembre 1962

Dès avant l’indépendance de l’Algérie, deux coalitions s’opposèrent, le «groupe d’Alger» et le «groupe de Tlemcen». Le second, qui était composé d’Ahmed Ben Bella, de Mohamed Boudiaf, de Hocine Aït Ahmed, de Mohammed Saïd, de Rabah Bitat et de Mohamed Khider, soit les anciens prisonniers de France, plus Hadj Ben Alla, constitua un bureau politique lequel annonça qu’il prenait en main les destinées de l’Algérie. Le coup de force était en marche.

Le 23 juillet, Mohammed Boudiaf et Aït Ahmed se séparèrent du «groupe de Tlemcen» qu’ils accusaient de vouloir instaurer une dictature en Algérie et ils s’installèrent en pays kabyle, à Tizi Ouzou, d’où ils lancèrent un appel aux Algériens pour qu’ils s’opposent au coup de force. Le 27 juillet, ils y furent rejoints par Krim Belkacem. Désormais, il y eut donc un troisième groupe, le «groupe de Tizi Ouzou».

Le 25 juillet, le commandant Larbi Berredejem de la wilaya II prit Constantine et rejoignit le «groupe de Tlemcen». Des combats eurent lieu dans la ville puis, le 29 juillet, la wilaya IV prit le contrôle d’Alger, enlevant la ville à la Zone autonome d’Alger (ZAA) dont les chefs furent arrêtés. Le 29 août, de violents affrontements se produisirent à Alger puis, le 4 septembre, Ben Bella prit position à Oran d’où il donna l’ordre à ses troupes de marcher sur Alger, ce qui provoqua de violents combats, notamment à Boghari, Sidi Aïssa et Chlef. Le 9 septembre, Ben Bella et le colonel Boumediène entrèrent à Alger à la tête de l’armée des frontières.

Les élections à l’assemblée constituante furent fixées au 20 septembre 1962, sur listes uniques, Ben Bella ayant déclaré que «la démocratie est un luxe que l’Algérie ne peut encore s’offrir».

Le 25 septembre, Ferhat Abbas fut élu président de l’Assemblée nationale et il proclama la naissance de la République algérienne démocratique et populaire, puis Ben Bella fut désigné pour former le premier gouvernement de l’Algérie indépendante. Houari Boumediène s’attribua le ministère de la Défense et le Front de libération nationale (FLN) devint parti unique.

Les combattants de l’intérieur avaient donc été évincés par ceux de l’extérieur et les politiques par les militaires. Le congrès «fondateur» de la Soummam était bien oublié.

Pour lutter contre ce coup d’État, un an plus tard, fin septembre 1963, d’anciens cadres des wilayas II et IV, ainsi que des responsables politiques se réunirent à Aïn El Hammam, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Tizi Ouzou, et ils décidèrent de prendre les armes.

Dans les jours qui suivirent, le gouvernement envoya l’armée contre les insurgés, mais la guerre civile fut arrêtée par la «guerre des sables», qui réconcilia provisoirement les deux camps dans l’union sacrée.

Au mois de juillet 1964, face à la dérive autoritaire du pouvoir et à ses orientations économiques désastreuses, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf créèrent le CNDR (Conseil national de défense de la révolution) et ils montèrent des maquis, essentiellement en Kabylie. Le colonel Chaabani chef de la wilaya VI (Sahara) tenta de marcher sur Alger, mais il fut arrêté et fusillé le 8 septembre. Quant à Aït Ahmed, il fut arrêté le 17 octobre 1964 et condamné à mort. Gracié, il se réfugia en Suisse jusqu’en 2001. La répression du régime fut féroce.

Le mythe de la révolution unie avait explosé sur les réalités claniques et le «Système» algérien était né.

Par Bernard Lugan
Le 18/06/2024 à 11h02