L’Algérie aime se présenter comme une puissance issue de la lutte anticoloniale, gardienne de la mémoire des peuples libérés. Pourtant, son attitude dans le dossier du Sahara marocain révèle une contradiction profonde: en prétendant défendre la décolonisation, elle en reprend les outils conceptuels, les mots et les cadres mêmes du colonialisme.
Des catégories européennes importées dans le Maghreb
Le cœur du paradoxe algérien réside dans sa manière de penser la politique à travers des catégories héritées de l’Europe coloniale: la frontière comme ligne de séparation absolue, la souveraineté comme pouvoir exclusif sur un territoire, et l’autodétermination comme acte juridique détaché de toute histoire partagée.
Ces notions, forgées dans le contexte des États-nations européens du 19ème siècle, ont été imposées à des espaces qui fonctionnaient selon d’autres logiques: l’allégeance (bayʿa), la circulation des tribus, la pluralité des appartenances. Le Maghreb précolonial n’était pas une mosaïque de frontières étanches, mais un réseau de liens politiques, religieux et économiques où la souveraineté s’exprimait de manière fluide, relationnelle et symbolique.
En adoptant sans distance critique la grammaire politique léguée par les puissances coloniales, l’Algérie ne déconstruit pas la colonisation: elle la continue sous une autre forme.
Un anticolonialisme prisonnier du langage du colonisateur
En soutenant le front Polisario et en invoquant un «droit à l’autodétermination» défini selon les standards européens, Alger s’inscrit dans une vision de la décolonisation qui reste coloniale dans son essence.
Elle ne conteste pas les cartes imposées par la France et l’Espagne, elle les sacralise. Elle ne questionne pas la conception occidentale de la souveraineté, elle la défend.
Autrement dit, l’Algérie a traduit sa légitimité révolutionnaire dans le langage du colonisateur.
Elle parle le droit international tel que l’Europe l’a conçu, sans voir que ce droit a historiquement servi à justifier la dépossession des peuples non européens.
Ce paradoxe n’est pas seulement juridique; il est épistémologique. L’Algérie pense la décolonisation avec les catégories mêmes du colonialisme: les frontières deviennent intouchables, la souveraineté se réduit à un découpage territorial, et la politique s’enferme dans un cadre d’exclusivité et de rivalité.
Le Maroc et la réinvention des catégories
Face à cette impasse, le Maroc a choisi de repenser la souveraineté à partir de sa propre histoire.
Plutôt que de rejeter le droit international, il cherche à le réinterpréter à la lumière de son expérience politique: celle d’une autorité fondée sur la bayʿa, sur des liens d’allégeance, de fidélité et de reconnaissance symbolique.
Le Plan d’autonomie marocain de 2007 s’inscrit dans cette logique. Il ne s’agit pas d’une rupture avec la modernité institutionnelle, mais d’un effort pour hybrider deux systèmes: la rationalité du droit international et la continuité de la souveraineté marocaine.
Ce projet ne traduit pas une nostalgie du passé, mais une volonté d’élargir le cadre de la pensée politique, de dépasser les schémas binaires imposés par la colonisation.
Décoloniser, c’est repenser
Ce que le cas algérien met en lumière, c’est que la véritable décolonisation n’est pas seulement territoriale, elle est intellectuelle.
Résister au colonialisme ne consiste pas à répéter ses catégories sous une autre bannière, mais à inventer d’autres manières de concevoir la légitimité, l’appartenance et le pouvoir.
L’Algérie, en revendiquant l’autodétermination selon les codes du colonisateur, reconduit une logique d’exclusion et de fragmentation qui affaiblit le Maghreb. Le Maroc, en revanche, tente de transformer la traduction coloniale de la politique en une traduction créatrice, une politique capable de relier plutôt que de diviser.
Décoloniser, c’est retrouver le droit de penser autrement: penser la souveraineté comme relation, la légitimité comme continuité, et la liberté comme cohabitation.
C’est là que se joue la différence entre reproduire l’empire et lui survivre.








