De guerre lasse, le chef du gouvernement a fini par déléguer la recherche de solutions pour créer plus d’emplois à un bureau d’études étranger. Longtemps, lui et ses équipes ont cru que, grâce à leur prise des rênes du gouvernement, allait se déclencher comme par enchantement une dynamique positive, conduite par le secteur privé, génératrice d’investissement et d’emplois nouveaux.
Il faut dire, à la décharge de l’équipe actuelle, qu’elle n’a pas été la seule à tomber dans ce travers. Plusieurs gouvernements qui l’ont précédée étaient convaincus que leur arrivée allait changer la donne économique. Ce fut le cas, d’une certaine manière, du gouvernement Youssoufi, le politique pur, suivi de ceux de Driss Jettou, le bon arbitre de dossiers, et de AbdelIlah Benkirane, le prédicateur. Maintenant, c’est au tour de Aziz Akhannouch, l’homme d’affaires ami des patrons.
Tous partagent la conviction que l’acte d’investir dans ce pays obéirait, au-delà des ressorts classiques économiques et financiers, à un climat de confiance qu’ils réussiraient à instaurer. Ils se voient comme des sortes de «Deus ex machina» de l’ancien théâtre grec, capables de trouver solution à des situations compliquées, voire inextricables. Ils ont de qui tenir: notre pays est réputé pour avoir enfanté nombre de marabouts thaumaturges. C’est dans la culture ambiante.
Retournons aux soucis bien réels de la création d’emplois. Des sources proches du dossier affirment que le gouvernement se trouverait dans l’incapacité de formuler la bonne ou les bonnes questions sur le sujet. Aux cabinets d’études rencontrés, il n’a pas donné l’impression de savoir s’il souhaitait comprendre pourquoi les politiques suivies jusqu’à présent ne généraient pas suffisamment d’emplois, ce qui demanderait leur réévaluation selon ce prisme. Ou bien s’il voulait savoir comment créer plus d’emplois, possiblement en nombre suffisant pour résorber les inactifs. Dans ce cas de figure, on s’embarquerait dans la proposition de nouvelles stratégies de développement.
Le bureau d’études à qui la mission aurait été confiée, toujours selon les mêmes sources, aurait commencé son travail en suivant la démarche classique des auditions de plusieurs acteurs intéressés par le sujet. Le but, sans faire dans la caricature, est d’amasser suffisamment de données et d’idées, de les reformuler en un langage «construit et moderne» puis de les présenter au gouvernement. Étant dans l’incapacité de réinventer l’économie politique d’un pays -le lui demander serait irréaliste-, un bureau d’études écoute, effectue du benchmark et livre le travail au donneur d’ordre. L’adage marocain approprié est «notre marchandise nous a été retournée». Ceux qui ont eu affaire aux experts de la Banque mondiale peuvent témoigner de la similitude dans les démarches.
Pour pouvoir avancer sur le sujet de l’investissement privé et de l’emploi, il ne serait pas inutile, peut-être, de faire appel, une fois n’est pas coutume, à une démarche utilisée par le sociologue allemand Max Weber dans son projet d’établir des passerelles entre le savant et le politique.
Notre objectif, sans prétendre arriver au talent du sociologue allemand, est d’utiliser cette approche pour instaurer un dialogue entre l’investisseur et le politique dans ce pays. Dialogue à même de générer des résultats, il va sans dire.
Partons tout d’abord sur une note positive, pour nous en féliciter, d’un constat global sur notre société qui connaît une modernisation croissante dans le comportement de ses acteurs, surtout économiques. Dans le domaine économique, et surtout parmi les investisseurs, les valeurs traditionnelles et les croyances mystiques ont été supplantées par un comportement rationnel et scientifique dans la gestion de la vie. Avec l’avancée de l’instruction et l’ouverture vers l’extérieur, l’homo economicus marocain est devenu un être agissant de manière parfaitement rationnelle selon les standards modernes: recherche du juste équilibre entre la rentabilité d’un investissement et la sécurité du capital.
Ce premier profilage écarte d’emblée l’idée que l’investisseur marocain irait délaisser, au nom d’une perception erronée de la modernité, des situations de rente et la sûreté pour s’aventurer dans des secteurs à faible profitabilité et risqués. L’investisseur marocain, comme les autres investisseurs à travers le monde, n’est pas un missionnaire, mais un calculateur. Pour preuve, quand les opportunités se présentent, il y répond favorablement.
L’histoire économique récente du Maroc est riche d’exemples: la ruée vers la marocanisation, les petits projets industriels dans les années 80, le textile, le tourisme, le bâtiment, la pêche, l’agriculture moderne, la finance, la distribution de marques étrangères après l’ouverture des frontières, le commerce avec la Chine, les services à l’entreprise et, last but not least, les marchés publics, toujours convoités. Demander à un investisseur de s’engager dans un secteur risqué, dont la rentabilité est faible et réalisable à long terme, ouvert à la concurrence étrangère, alors qu’il peut placer son capital dans le bâtiment ou la spéculation à court terme, activités plus sûres et rentables, c’est lui tenir un langage qui bouscule une modernité et une rationalité durement acquises.
Que peut faire le politique devant une situation qui offre en apparence tous les attributs de la complexité? Sachant que sa motivation est l’intérêt général, qu’il est censé rendre des comptes à ses électeurs et qu’il demeure attaché à l’exercice d’un certain contrôle sur la chose publique. Deux logiques différentes que celles de l’investisseur et du politique.
Peut-être la solution se trouverait-elle dans le changement de paradigme du politique, appelé à délaisser «le contrôle» pour aller vers l’investisseur. Et mieux comprendre sa motivation essentielle: la recherche de l’équilibre entre rentabilité et sécurité. Lui offrir l’opportunité d’une diversification de ses activités qui prend en considération cette variable, en se détachant de tout discours paternaliste qui ne sert plus à rien, parce que devenu inaudible par la force des choses.
Le développement de l’investissement privé passera par la capacité du gouvernement à proposer une diversification de l’économie et l’égalité relative de la rentabilité pondérée par le risque entre les différents secteurs. Ce qui exige l’instauration d’une meilleure gouvernance ouvrant les portes à une concurrence saine et loyale et l’égalité des chances entre les compétiteurs.
Cette solution ne peut objectivement être proposée par un cabinet d’études.