Déplacement des ruraux vers les villes: un phénomène inquiétant

Soumaya Naâmane Guessous.

Soumaya Naâmane Guessous.

ChroniqueLa campagne marocaine était fastueuse. Une terre riche, gorgée de pluie et de soleil. Le savoir-faire des paysans en a fait une source de produits alimentaires à la saveur et à la diversité uniques, qui font le prestige du Maroc et de son terroir.

Le 09/06/2023 à 11h01

Les ruraux étaient d’une générosité légendaire. Lamdiny-ynes (citadins) se délectaient de raïbe (lait caillé), lben (petit-lait), différents types de pain (batboute, mkhammare, tafarnout, bouchillar, makhfi, laftir…), sicouke (couscous au petit-lait), couscous de banedake (blé grillé), baddaze (couscous au maïs)…

Les ruraux, nantis ou démunis, sacrifiaient poulets et moutons pour lamdiny-ynes qui repartaient chargés de céréales, fruits, légumes, produits laitiers, poulets, œufs…

Mais la sécheresse qui sévit depuis des années a appauvri cette population représentant 36% des Marocains: 13.124.000 de ruraux et 23.198.000 d’urbains (HCP, 2021).

À travers le pays, des paysages de désolation: rivières, ruisseaux, lacs asséchés.

Il faudrait s’attendre alors à un flot de ruraux qui vont se déplacer vers les villages et les villes pour y trouver gîte et moyens de subsistance. Certains se déplacent par nécessité, touchés par une misère qui les prive de leur alimentation quotidienne: pain et thé. La majorité achète la farine, car les champs ne donnent plus ou très peu de céréales.

D’autres quittent la campagne à la recherche d’une vie meilleure.

Mais l’un des facteurs les plus importants est le rêve des jeunes: ils ne veulent plus vivre à la campagne, perçue comme un obstacle à leur réussite. La campagne n’est pas attractive. Elle a souffert pendant des décennies de négligence des gouvernants. Aujourd’hui, l’État s’y investit beaucoup. Mais la sécheresse limite ses efforts et les besoins sont énormes pour une jeunesse exigeante, connectée à Internet.

Filles et garçons refusent la terre qu’ils considèrent comme sale. Ils veulent une éducation et des loisirs citadins.

Il y a un désespoir chez cette jeunesse qui a les mêmes rêves que ceux des citadins.

L’exode rural commence par le départ d’un ou plusieurs enfants des couples vers des villes où résident des membres de la famille. Il y a une grande solidarité dans les familles qui hébergent les ruraux en attendant qu’ils soient autonomes. Ces familles s’appauvrissent davantage, habitant des espaces très réduits, avec peu de moyens.

Les chanceux arrivent à trouver des petits travaux aux salaires misérables, mais apprennent des métiers et assurent le minimum vital.

Sinon, ces jeunes, souvent sans qualification, grossissent le rang des vendeurs à la sauvette sur les trottoirs, les carrefours, les feux rouges. Ils poussent des charrettes avec divers produits. Les filles deviennent ouvrières, femmes de ménage… Ils sont nombreux à occuper les mawkaf, espaces dans la rue où l’on vient chercher la main-d’œuvre peu qualifiée pour les travaux de manutention ou de bâtiment. Les femmes ont leurs propres mawkaf où elles proposent des tâches ménagères.

Tous ont la responsabilité de leurs familles restées au bled à qui ils doivent envoyer de l’argent pour manger et financer une agriculture aléatoire.

Souvent, c’est la descente aux enfers pour ces ruraux qui s’égarent en ville et qui perdent leur dignité. Dans leur bled, ils ont un statut social, l’historique de leurs familles qui leur donne du respect. Ils sont filles et fils de tel.

En ville, ils sont dans l’anonymat. Ils perdent leur identité et l’estime d’eux-mêmes dans la pauvreté.

Un grand nombre d’entre eux va à la dérive.

Beaucoup de jeunes hommes tombent dans la délinquance. L’insécurité, la misère, le désespoir en fait des proies faciles pour les dealers qui les exploitent dans la vente des drogues. Certains se spécialisent dans les vols à l’arraché. Dans les meilleurs des cas, ils mendient.

Les filles, elles, comprennent que leur corps est source de revenus. La prostitution devient leur moyen de subsistance.

Mais tous les ruraux ne tombent pas dans la dépravation.

La sécheresse crée une migration climatique et pousse des ruraux à grossir le nombre des chômeurs dans les villes.

Se pose également le problème du logement. Il était possible à cette population de vivre dans des bidonvilles en y fabricant des baraques avec la tôle. Aujourd’hui, la politique marocaine d’éradication des bidonvilles ne le permet plus.

De nombreux ruraux louent des lits dans des chambres déjà encombrées par des familles, ayant chacune un espace séparé par un rideau en tissu. À Casablanca, un lit coûte plus de 800 dirhams par mois. Certains lits se louent de 8h à 16h, de 16h à minuit et de minuit à 8h du matin. La location est de 15 à 25 DH pour les 8 heures. Certains louent à plusieurs un magasin vide et y vivent sans eau ni sanitaires.

Les familles qui migrent se retrouvent dans la misère. Ils ne peuvent vendre leurs terrains souvent non titrés, appartenant à plusieurs héritiers ou situés dans des zones qui n’attirent pas d’acheteurs.

Beaucoup refusent de vendre leurs terrains, car ce serait honteux de se séparer d’un patrimoine familial.

Misère, enfants non scolarisés, éclatement familial quand le père est incapable de protéger sa famille, violence, délinquance, errance… Autant de dangers qui guettent ces pauvres ruraux.

Selon la Banque Mondiale, 1,9 million de ruraux se déplaceront vers les villes marocaines d’ici 2050. Je pense qu’ils seront bien plus nombreux.

Il est impossible d’en arrêter le flot. Par contre, il est possible d’élaborer une politique d’accueil de cette population qui doit être orientée et soutenue: se loger, se soigner, scolariser leurs enfants, travailler, former leurs enfants analphabètes ou déscolarisés dans des établissements de seconde chance…

Un tel accueil sauvera des milliers de citoyennes et citoyens de la misère et de l’exclusion, préservera leur dignité tout en leur donnant des chances d’insertion socioprofessionnelle.

Par Soumaya Naamane Guessous
Le 09/06/2023 à 11h01