Ailleurs, c’est-à-dire dès que la barrière douanière de Tarifa est franchie, c’est le respect strict de la loi et de la vie privée qui règne. Et tous les acteurs économiques s’y plient religieusement. En revanche, dans nos terres, tout est permis. C’est le constat effarant qui saute aux yeux s’agissant des libertés que prennent de nombreuses multinationales présentes sur le marché national. La palme d’or revient à ce titre au suédois Ikea, géant mondial du meuble, qui compte deux magasins géants au Maroc, à Zénata et Tétouan, et un magasin relais à Casablanca, ainsi qu’une envahissante présence en ligne.
Porte-drapeau autoproclamé des valeurs bien nordiques de respect des droits de l’Homme, des lois et de la vie privée, la marque se fait un honneur d’être aux avant-postes en la matière. En Europe et aux États-Unis, mais pas ici. En «Maroquie», tout semble permis. Il suffit pour cela de constater le nombre impressionnant de messages estampillés Ikea envoyés par SMS sur les téléphones portables marocains, annonçant tantôt des remises et autres soldes, tantôt de nouveaux produits.
Vérité en deçà de la Méditerranée, erreur au-delà?
Qu’on ait souscrit à ce «service» ou non, qu’on soit demandeur de ces «alertes» ou pas, on en reçoit, parfois très tard la nuit. Et il ne sert strictement à rien de recourir au «Stop SMS», ce service censé bloquer les messages intrusifs ou indésirables. Les publicités continuent d’inonder votre boîte à messages. Vous avez enfin réussi à retrouver le sommeil, vous êtes en pleine réunion ou négociation, mais vous ne pouvez mettre votre téléphone en mode avion pour ne pas rater des communications (vraiment) essentielles? Attendez-vous à recevoir «les nouveaux prix bas permanents chez Ikea» -de gadgets à l’utilité incertaine, au demeurant, ou encore «l’édition spéciale Ramadan». En plein mois d’août.
Sauf que vous n’avez rien demandé à Ikea, ô combien à cheval sur les dernières tendances «wokistes» et autres valeurs puristes. Quand vous êtes de ce côté de la Méditerranée, vous êtes tout juste bon à acheter, au double du prix européen, le dernier modèle au patronyme imprononçable, «Revskär», «Ekedalen» ou «Mörbylånga». En silence s’il vous plaît. En sachant que ce qui relève de l’accessible et du pratique ailleurs est présenté ici comme le nec plus ultra du luxe et du raffinement. Non seulement on porte atteinte à vos droits, mais on insulte allègrement votre intelligence.
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Alors, que faire? Contacté par Le360, Omar Seghrouchni, président de la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel (CNDP), est limpide. «La loi est claire. L’envoi de ces annonces doit être notifié à la CNDP au préalable. Celle-ci instruit le dossier, les modalités opératoires, le principe de la base légale (consentement, intérêt public ou autre), la durée de l’opération, la possibilité de la personne ciblée de s’opposer à l’opération et d’autres considérations plus techniques. Si cette notification n’est pas opérée, l’envoi n’est pas légal. Ceci est valable dans tous les cas, de la prospection commerciale à la campagne électorale», affirme-t-il.
«Certains pensent qu’au nom du sacro-saint investissement, ils peuvent tout se permettre. Ils peuvent penser à des dérapages et oublier que le Maroc est un État de droit.»
— Omar Seghrouchni, président de la CNDP.
Pour notre interlocuteur, les bases de licéité pour envoyer un SMS sont multiples. Quand il s’agit de finalité commerciale, par exemple, il est nécessaire d’avoir le consentement de la personne ciblée. «Parfois, nous observons des aberrations. Des acteurs qui jugent qu’ils ne sont pas responsables, car ils ont sous-traité l’opération! Aussi bien eux que leurs sous-traitants sont responsables», tranche-t-il.
Prochaine étape: sanctions et ministère public
Ikea & Co se considèrent-ils donc au-dessus de la loi? Des multinationales installées au Maroc se permettent ces fâcheuses intrusions? Qu’est-ce qui explique ce «deux poids, deux mesures»? «Vous faites bien de mettre le doigt sur ce sujet. Je vous en remercie, même si le cas est limité. Il existe peut-être différentes raisons. Certains pensent qu’au nom du sacro-saint investissement, ils peuvent tout se permettre. Ils peuvent penser à des dérapages et oublier que le Maroc est un État de droit. D’autres tentent de profiter de notre maturité sur la protection de la vie privée qui reste à améliorer», répond Omar Seghrouchni.
Et ça ne saurait tarder. Sur la problématique de la protection des données à caractère personnel, la CNDP est en train de renforcer sa démarche, en passant d’une approche principalement pédagogique à une approche de contrôle et de gestion des sanctions. «Nous commençons par alerter les responsables, mais en cas de récidive et de non-respect de la loi 09-08, nous lançons le processus des sanctions administratives et nous faisons appel au ministère public», prévient le patron de la CNDP.
Déposer plainte
Les opérateurs télécoms ont-ils une part de responsabilité dans ces infractions? Si un service «Stop SMS» est adopté au Maroc, il n’est que peu, ou pas, opérationnel. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. La CNDP a de son côté engagé plusieurs actions de sensibilisation, pour que les bonnes dispositions soient connues. Ainsi, dès 2016, un séminaire a été organisé avec le Groupement des annonceurs du Maroc (GAM), débouchant sur plusieurs recommandations. Autre exemple: en 2019, plusieurs réunions se sont tenues entre la CNDP, l’ANRT et les représentants des trois opérateurs télécoms au Maroc, à savoir Itissalat Al-Maghrib, Médi Telecom et Wana Corporate. Elles ont été consacrées à l’examen de la question de la prospection commerciale directe par SMS et des préconisations encadrant cette pratique, afin de renforcer la protection des données à caractère personnel des citoyens contre tout effet indésirable. Entre autres, la possibilité de disposer d’une option «Stop SMS» a été retenue.
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«Il faut dire que ceux qui se sont engagés à respecter la loi, en général, la respectent. Nous travaillons pour alerter les autres. Le nombre des SMS intrusifs a baissé. On en parle moins. Mais c’est un sujet qu’il ne faut jamais abandonner. Nous observons une certaine recrudescence du phénomène depuis quelques mois», consent la CNDP.
«Quand des situations pareilles sont observées, il est possible, par exemple, de se connecter au site internet de la CNDP et de déposer une plainte.»
— Omar Seghrouchni, président de CNDP.
«Nous ne devons jamais accepter l’inacceptable. Nous relancerons avec différents partenaires des actions très prochainement», insiste son président. La prochaine refonte de la loi, chantier en cours, devrait permettre de préciser certains aspects liés à cette problématique, à la suite d’un retour d’expérience et des évolutions technologiques internationales.
En attendant, des recours existent. À commencer par le dépôt de plaintes auprès de la CNDP, procédure qui peut être exécutée en ligne. «Il faut que le citoyen concerné dépose une plainte auprès de la CNDP. Nous en recevons un certain nombre. Nous commençons par tenter de régler la question à l’amiable. Si cela n’est pas possible, nous passons au contrôle et au lancement du processus de sanction. Quand des situations pareilles sont observées, il est possible, par exemple, de se connecter au site internet de la CNDP et de déposer une plainte», explique-t-on encore.
Alors, la prochaine fois que vous êtes réveillé au petit matin par une offre de remise de 2% sur un produit que vous n’avez jamais envisagé d’acheter, vous savez ce qui vous reste à faire.