Du projet colonial au séparatisme: le legs empoisonné du transsaharien

Jillali El Adnani.

Jillali El Adnani.

ChroniqueLe projet du transsaharien, censé relier l’Algérie à l’Afrique de l’Ouest, ne verra jamais le jour. Pourtant, il servira à remodeler les frontières du Sahara au détriment du Maroc, sous prétexte de modernisation ferroviaire et de pacification du désert. Derrière cet échec technique se cache une annexion territoriale aux lourdes conséquences.

Le 09/03/2025 à 10h59

Le Sahara, dans la vision coloniale de l’époque, devait être le pivot d’un ambitieux projet transsaharien visant à unifier une vaste portion de l’empire colonial français, du Maghreb à l’Afrique de l’Ouest. Pourtant, il était déjà avéré qu’entre le 16ème et le 17ème siècle, la majeure partie de ce territoire relevait de l’Empire chérifien et était soumise à une souveraineté qui n’avait rien de colonial.

Les nombreuses études consacrées au transsaharien, qui ne verra jamais le jour, n’auront finalement servi qu’à dessiner des frontières fictives, accentuant le miroitement entre le Sahara oriental et le Sahara occidental, autrefois partie intégrante du Maroc.

La seule jonction ferroviaire viable demeure l’axe Marrakech-Agadir-Dakhla, épousant la façade atlantique et offrant de grandes perspectives de connexion avec le Sahel. Dès les années 1920 et 1930, la France avait d’ailleurs entrepris de renforcer les liaisons terrestres et maritimes entre Casablanca et Dakar, ainsi que les routes transsahariennes reliant le Maroc à l’Afrique occidentale via Tindouf.

L’abandon du projet transsaharien ouvrira la voie au séparatisme, incarné par le commandement des confins algéro-mauritano-marocains d’Agadir, avant d’être récupéré par l’Algérie, dont la politique expansionniste reprendra à merveille les ambitions du projet colonial.

Histoire d’un projet fictif aux conséquences néfastes

On l’a assez dit: les amputations territoriales pratiquées sur l’Empire chérifien se sont appuyées sur le mensonge, le subterfuge et, surtout, sur la notion de vide, incarnée par des termes tels que désordre, Siba, confins, désert… Mais comment fait-on passer un tracé ferroviaire de plus de deux mille kilomètres, alors que l’approvisionnement en eau, la présence de populations et les impératifs de sécurité sont des conditions essentielles?

Ce train, qui n’a jamais vu le jour, n’a pourtant pas manqué d’emporter avec lui des territoires marocains, sous le prétexte que la liaison entre l’Algérie et l’Afrique était une nécessité impérieuse pour renforcer l’avenir de l’empire français et assurer le ravitaillement des colonies en cas de blocus depuis l’Atlantique. Ainsi, une ambition irréaliste a servi de matrice à une annexion tragique.

Cependant, Lacroix (commandant militaire au Service des affaires indigènes) et Lamartinière (explorateur et représentant de la Légation de France à Tanger) ont témoigné de leur refus de laisser passer le général Colonieu, chargé de l’étude du transsaharien, dans le Touat en 1879, en raison de leur attachement au Maroc et de leur soumission à la souveraineté du sultan marocain. Le général Colonieu a rappelé ces faits devant la Commission supérieure du transsaharien lors de la séance du 30 juillet 1879.

Mais le transsaharien connaîtra un coup d’arrêt tout comme la colonisation à la suite de l’assassinat du Colonel Flatters en 1881. Ce dernier a été envoyé pour l’étude du projet dans un contexte bien particulier:

«En 1878, se manifesta une sorte de renaissance de la question du Sahara: de par l’intérêt qu’inspire au public le plan gigantesque de l’ingénieur Duponchel, qui ne visa rien moins qu’à construire un chemin de fer transsaharien, mille projets surgissent, tandis que les conférences se multiplient en France. Le Gouvernement, saisi et comme pénétré de l’intérêt d’unir l’Algérie au Soudan pour drainer à travers les espaces sans fin du Grand Désert les marchandises du centre africain, décide, après avoir réuni une commission spéciale, l’envoi d’une mission dirigée par le lieutenant-colonel Flatters», in «Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest africain», p.11.

Au même moment, l’explorateur allemand Oscar Lenz déclara à Berlin, en 1881, après son retour de Tombouctou, que le projet du transsaharien était une chimère. Ce point de vue fut appuyé par le Dr Nachtigal, un autre explorateur et président de la Société de géographie de Berlin, qui fit la connaissance de l’ambassadeur de France, le comte de Saint-Vallier, et lui parla du projet. L’ambassadeur français évoqua l’appréciation des deux voyageurs allemands, qui considéraient ce projet comme impossible pour l’Allemagne, mais réalisable pour la France en raison de la possession de deux colonies: l’Algérie et le Sénégal. L’ambassadeur français souligna que:

«Ces deux savants voyageurs, écrivait à ce propos notre représentant en Allemagne, n’apprécient pas l’idée d’un chemin de fer transsaharien et la regardent comme absolument chimérique et irréalisable. Selon eux, la nature du sol, le climat, les habitants, tout se réunit pour en rendre l’exécution impossible».

Mais la France, s’appuyant sur les grandes idées de Jules Cambon qui a préparé le dossier de la conquête du Touat et celui du transsaharien, continuera à agiter ce projet pour légitimer une conquête au détriment de l’Empire chérifien. Cambon assurait que le Touat est la voie qui permet la jonction de l’Algérie et de l’Afrique de l’Ouest: «La politique nous a conduits à reconnaître la suzeraineté de la Porte (Les Ottomans) sur Rhadamès et sur Rhat, il en résulte que si nous laissons échapper le Touat, qui est la plus grande ligne d’eau et de population se dirigeant à travers le Sahara vers l’intérieur de l’Afrique, et comme d’autre part la ligne des oasis de Rhadamès-Rhat ne nous appartient plus, nous n’aurons plus de voie de pénétration facile et sûre dans le Sahara, et le traité conclu avec l’Angleterre l’an dernier (déclaration du 4 août 1890), relativement à l’Hinterland algérien, sera devenu lettre morte entre nos mains». Mais les autorités de la métropole, surtout le ministère de la Guerre, n’avaient pas l’accord du ministère des Affaires étrangères. Toujours de même source, on affirme que: «Le ministre des Affaires étrangères émettait l’avis que nous n’avions aucun intérêt à nous emparer de vive force du Touat, tandis qu’en agissant à la fois par la menace et par la persuasion, nous pourrions amener les tribus à se placer sous notre protection. Cela suffirait pour le présent et même pour l’avenir». N. Lacroix et H. Lamartinière, «Documents pour servir à l’étude du Nord-Ouest africain», 1897, T. III, p.64.

Camille Sabatier publie son ouvrage sur le Sahara et le Touat et exprime une position idéaliste sur le transsaharien:

«Le transsaharien ne rapporte, dès lors, pas de gros bénéfices. Je réponds à cela que le transsaharien s’il est construit, ne doit pas l’être en vue de rapporter de gros bénéfices à ses actionnaires, mais seulement de permettre à la France d’accomplir, le plus sûrement possible au Soudan, son œuvre de civilisation et d’exploiter, le plus économiquement possible les richesses de ce pays». Sabatier, Camille, «Touat, Sahara et Soudan», 1891, pp. 185-186.

Le même Sabatier parlait du projet, mais affirmait que le passage du transsaharien par Igli et le Touat n’est pas dépendante du Soudan: «Voilà pourquoi quand il s’agit d’un transsaharien, par une ligne quelconque fut-ce par celle d’Igli, je n’oserai en ce qui me concerne, formuler une opinion ferme. Que le lecteur veuille me permettre de me rappeler un instant que j’ai fait partie du Parlement et de lui déclarer que dans l’état actuel de nos connaissances sur le Soudan, si j’étais encore député et qu’on vint me demander la garantie de l’État, pour un transsaharien, je la refuserais.» (ibidem, p.223)

Pourtant, les autorités coloniales ont annexé le Touat pour faire passer une ligne ferroviaire.

Les explorateurs ayant conçu le transsaharien et la marocanité du Sahara

Oscar Lenz, pour sa part, put arriver en toute sécurité dans ces régions grâce aux lettres de recommandation que lui avait remises le sultan Moulay El Hassan, adressées en particulier aux chefs tribaux des provinces sahariennes. Il bénéficia ainsi du système de protection traditionnel, la ztata, qui associait le Makhzen et les tribus dans un même réseau de sécurité. Grâce à cette protection, Lenz put atteindre Tindouf et Tombouctou en 1880, tandis que, quelques mois plus tard, la mission Flatters, partie d’Algérie sous l’accompagnement du moqaddem Abdelkader ben Mrad, fut massacrée en pays touareg, dans le Sahara central.

À la même époque, pour faciliter la tâche des explorateurs chargés d’étudier le projet de voie ferrée transsaharienne, les autorités françaises demandèrent au souverain marocain d’envoyer des lettres sultaniennes aux caïds des régions frontalières, sans que cela ne signifie pas pour autant une volonté d’agression sur les territoires marocains.

Cependant, à partir de 1891, à la suite de la signature du traité franco-britannique de 1891 et de la nomination de Jules Cambon comme gouverneur général de l’Algérie, les autorités coloniales entreprirent d’effacer les preuves attestant la marocanité du Sahara oriental. Elles firent disparaître des documents, récits, cartes et projets de transsahariens avancés par des voyageurs allemands tels que Gerhard Rohlfs, qui avait exploré le Sahara sous protection makhzénienne en 1864. La carte du transsaharien produite par A. Fock (voir cartes ci-dessous) coïncida avec la réalisation, en 1895, d’une carte du Maroc entièrement conçue par la France, alors même que cette dernière s’était longtemps appuyée sur la cartographie allemande.

Les tracés du transsaharien étaient multiples, comme l’illustre la carte, mais c’est celui passant par Figuig, le Touat et la boucle du Niger qui nous concerne en premier lieu. Ce tracé fut révélé par les explorateurs allemands tels qu’Oscar Lenz et Gerhard Rohlfs, qui avaient confirmé la marocanité des espaces traversés avant de nier cette réalité lors de la présentation du projet aux autorités coloniales. À cette époque, l’Allemagne, dans le sillage de la guerre de 1870, tentait d’impliquer la France dans de grands projets coloniaux afin d’assurer la paix en Europe.

La France relança le projet du transsaharien avec la mission Flatters, mais l’assassinat de ce dernier en 1881 porta un coup d’arrêt à la colonisation du Sahara. Ce n’est qu’avec Jules Cambon (1891-1897), gouverneur général de l’Algérie, et Charles de Freycinet (1888-1894), président du Conseil, que le projet fut à nouveau remis sur la table. De Freycinet prônait un tracé central du transsaharien, tandis que Jules Cambon défendait un tracé occidental passant par le Touat.

La cartographie et transsaharien: respect de la frontière de 1845

La carte ci-dessous, produite à la suite du traité franco-britannique de 1891 et surtout lors de la préparation du projet de conquête du Touat et du Sahara oriental, constitue une preuve majeure de la légitimation de la colonisation par le projet du transsaharien. Cette carte, réalisée par Rolland Georges, tout comme celle d’A. Foch datant de 1895, respecte l’intégrité territoriale du Maroc et retrace la frontière de Lalla Maghnia de 1845, englobant le Touat, Tindouf et la majorité du Sahara oriental sous souveraineté marocaine.

Les choses vont néanmoins évoluer lorsque la France acquiert la certitude que seuls la région de Figuig, la Saoura et le Touat disposent de réserves en eau suffisantes et représentent ainsi le seul tracé possible pour la ligne ferroviaire. La France a alors tracé une ligne, mais pour emporter tout un territoire: ce fut la conquête du Touat, du Tidikelt et d’In-Salah, au cœur du pays touareg.

D’ailleurs, c’est en s’appuyant sur le traité de 1845 que le gouverneur général de l’Algérie conteste la nomination d’un caïd marocain à Igli, point essentiel dans le tracé du transsaharien.

«En même temps, M. Cambon faisait observer que nous ne pouvions laisser le Sultan, qui venait de nommer un caïd à Igli, affirmer de prétendus droits sur cette localité. La mainmise du Maroc, écrivait-il à ce propos, sur l’importante position d’Igli est un acte nouveau et précis sur lequel nous ne pouvons pas fermer les yeux.» N. Lacroix et H. Lamartinière, ibidem, p. 97.

Le Tindouf et le Touat: le transsaharien passant par le Sahara oriental

Sachant que le transsaharien passant par Ouargla, le Hoggar et le Tchad est devenu impossible à réaliser, les spécialistes chargés du dossier ont opté pour la ligne Oran, Figuig, Igli, Saoura et le Touat. Ce choix fut défendu par Georges Rolland qui va faire abstraction de sa propre carte et de l’identité territoriale du Touat: «Autant que quiconque, je suis partisan sincère du prolongement de la ligne de pénétration du Sud oranais jusqu’au Touat. Je dis seulement et je maintiens: la question du Touat n’a rien, absolument rien, à faire avec celle du transsaharien, du Soudan central. La première est une question de notre Sud algérien; la seconde est une question soudanienne. Ce sont deux questions entièrement distinctes, indépendantes, et l’on ne réussira pas à les mêler». Mais Rolland ne voit du Touat qu’un tracé puisqu’il reconnaît le territoire limitrophe comme marocain:

«Au contraire, le tracé occidental ou oranais (bien que traversant des régions que je suis le premier à revendiquer comme rentrant dans la sphère légitime d’influence de mon pays) offre le très grave danger de longer la frontière marocaine: il nous entraînerait dans des complications dont on ne peut mesurer l’étendue». «Le transsaharien. Un an après», 1891, p. IX et p.7.

En guise de conclusion, on pourrait dire que le projet du transsaharien, initialement avancé pour établir une liaison entre l’Algérie et l’AOF, a finalement servi de prétexte à l’annexion du Sahara oriental. Après l’abandon de cet ambitieux projet, la France a instauré le commandement des Confins, donnant naissance à un territoire désigné sous le nom de Sahara occidental.

Les réalisations du Maroc en matière de développement et d’infrastructures, depuis le retour des provinces sahariennes dans le giron de la mère patrie, illustrent clairement la continuité entre l’histoire et le rôle stratégique du Maroc dans les échanges avec l’Afrique subsaharienne depuis plus de douze siècles. La fraîcheur de l’océan Atlantique et la qualité des routes facilitent une mobilité fluide et régulière tout au long de l’année, à l’inverse des autres axes, où les déplacements restent souvent limités, comme au temps des caravanes, à la seule période hivernale.

On ne peut que saluer le rôle du Maroc dans la réhabilitation de la véritable route transsaharienne (connue sous le nom de Route N°1 dans la littérature coloniale), longtemps entravée par des tracés de frontières arbitraires. Jamais les relations entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne n’ont connu une rupture aussi longue que celle imposée par la colonisation entre 1900 et 1975.

Dans le sillage de l’expansion de l’islam et de la culture, la confrérie Tijaniyya a su, grâce à cet axe reliant le Souss au Sénégal, impulser ce que l’historien J. Fletcher qualifie de troisième expansion de l’islam. Un véritable Transsaharien ne saurait reposer sur de simples tracés de frontières ou de voies ferrées: pour être pérenne, il doit porter tout le poids de l’histoire et de la culture.

Par Jillali El Adnani
Le 09/03/2025 à 10h59

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