Tout commence en février 2022, lorsque trois femmes résidant à Tanger, prénommées Yousra, Karima et Maryam, décident de mettre sur pied un système de tontine («daret», en dialecte marocain), mais sur une très large échelle et avec un modus operandi sophistiqué, faisant appel aux réseaux sociaux.
Le trio commence par créer, sur l’application de messagerie instantanée WhatsApp, un groupe de discussion qui se réclame d’une société, de tout ce qu’il y a de plus légal, dénommée groupe Al Khaïr, dans le but évident de lui donner une certaine crédibilité et gagner la confiance des futures victimes.
Dans ce scénario, Yousra se présente comme la présidente de l’entreprise, alors que Karima et Maryam se disent respectivement sa directrice et la superviseuse de l’opération. Elles commencent par tisser la toile de l’escroquerie en ciblant des femmes parmi leurs connaissances à Tanger, avant de l’étendre, le succès aidant, à travers le pays, puis jusqu’à la diaspora marocaine.
Si le groupe Al Khaïr gagne aussi rapidement en notoriété et en souscripteurs, c’est parce que sa proposition est pour le moins tentante. Il promet une faramineuse rentabilité aux investisseurs potentiels, avec un retour de 5.000 dirhams, en très peu de temps, sur une contribution de seulement 1.000 dirhams à ce qui est nommé «Fonds de garantie». Seule condition: recruter huit nouveaux souscripteurs, qui verseraient à leur tour un millier de dirhams, pour en empocher 5.000 dirhams.
Les esprits les plus avisés auraient aisément flairé un vulgaire système de Ponzi. Ce n’est malheureusement pas le cas des souscripteurs, en majorité des femmes, appâtées par la perspective d’un enrichissement aussi facile que rapide.
La fable de «l’avidité et du mensonge»
Avec une augmentation rapide du chiffre d’affaires du groupe Al Khaïr, les trois protagonistes décident de passer à la vitesse supérieure: de 1.000 dirhams, la mise minimale est relevée à 1.800 dirhams, le bénéfice promis est gonflé à 10.000 dirhams, au bout d’un délai de 6 mois, alors que le nombre requis de souscripteurs à recruter est réduit à 5 personnes.
Tout en s’appuyant sur la puissance du bouche-à-oreille, le trio déploie en parallèle une stratégie de communication savamment élaborée, prenant pour principal support les réseaux sociaux. Des vidéos mettent en scène des «superviseuses» vantant les gains rapides tirés de l’investissement, alors que de prétendus bénéficiaires y racontent comment les revenus ainsi générés ont transformé leur vie.
Le groupe veille également à soigner son image, exhibant son soi-disant engagement dans des œuvres humanitaires et des opérations caritatives, telles que la construction de mosquées, le forage de puits dans des zones désertiques ou encore l’organisation de campagnes médicales dans des régions enclavées.
Après quelques mois, le mouvement s’accélère: le groupe exige désormais un dépôt de 12.600 dirhams, contre un gain de 30.000 dirhams au bout de quelques semaines, pour seulement deux nouveaux souscripteurs à «évangéliser». La promesse de gains toujours plus alléchants, sur des délais encore plus courts, encourage les participants à investir des sommes qui vont crescendo. Les premières participantes commencent à encaisser effectivement leurs bénéfices… qu’elles réinvestissent aussitôt, dans l’espoir de les multiplier davantage.
En réalité, le groupe Al Khaïr n’a aucune existence légale, et son fonctionnement est géré via des dizaines de groupes WhatsApp rassemblant des centaines de participants au Maroc, en Europe et même en Amérique du Nord. En septembre 2023, les dépôts culminent à plus de 720 millions de dirhams. C’est à ce moment que des tensions apparaissent entre le trio dirigeant, qui commence à s’échanger des accusations de fraude. L’envoi des bénéfices s’arrête brutalement, pour ne plus reprendre.
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Face aux retards accumulés dans le versement des bénéfices promis, près d’un millier de personnes, longtemps bercées par des rêves de richesse, commencent à comprendre qu’elles ont été victimes d’une gigantesque escroquerie. Certaines confrontent directement la présidente et la directrice du groupe, d’autres s’en prennent aux superviseuses, ou décident de recourir à la justice.
Suicide et tragédies sociales
Au montant faramineux des fonds subtilisés viennent s’ajouter de nombreuses tragédies sociales parmi les victimes, et même parmi des membres actifs du réseau. Une superviseuse a mis fin à ses jours en ingérant un pesticide, après avoir réalisé qu’elle avait été elle-même trompée. Les personnes qu’elle avait entraînées dans l’opération lui réclamaient les millions de dirhams confiés et qu’elle a transférés sur le compte de la présidente, désormais introuvable.
Parmi les investisseurs ruinés, de nombreuses femmes font face à une procédure de divorce, leurs maris les tenant pour responsables de leur banqueroute. Pire, plusieurs familles risquent l’expulsion après avoir vendu ou hypothéqué leurs logements pour investir dans le groupe Al Khaïr.
Après la multiplication des plaintes déposées, qui approchent aujourd’hui le millier, le scandale éclate au grand jour et la machine judiciaire se met en branle. Karima, la «directrice», et plusieurs superviseuses sont arrêtées, mais la «présidente» Yousra s’est évaporée. Au total, les services de la police ont appréhendé 19 personnes (dont 14 femmes et 5 hommes), placées en détention provisoire pour les besoins de l’enquête, tandis que plusieurs autres, résidant à l’étranger, seraient également impliquées.
La chute de la «présidente»
Le dimanche 22 septembre, après des semaines de cavale, Yousra, la «présidente» du groupe Al Khaïr, recherchée pour escroquerie dans le cadre d’une enquête ouverte il y a deux mois, est interpellée dans l’enceinte de la gare ferroviaire de Tanger, à sa descente du train, en compagnie de son époux et d’un individu officiant comme chauffeur de taxi. Son arrestation a été savamment préparée par les éléments de la Sûreté nationale de Tanger, qui surveillaient la mise en cause à distance, depuis plusieurs jours, à l’aide de moyens techniques avancés.
Lors de sa première comparution devant le procureur du Roi, la femme aurait fait preuve d’un calme olympien, répondant avec un grand aplomb aux questions qui lui sont posées. Au terme de cette audience, le magistrat lui a notifié son inculpation pour « fraude et escroquerie» sur environ cent personnes dans une affaire de vente pyramidale .
Dès cette semaine, le juge d’instruction reprendra les auditions des prévenus et lancera les confrontations avec les victimes. Suivront également des confrontations entre les principaux accusés, en particulier la «présidente» du groupe Al Khaïr d’un côté, et sa directrice et ses collaboratrices de l’autre. Des épisodes qui devraient dévoiler de nombreux aspects encore obscurs de cette affaire, que certains n’hésitent pas à présenter comme «la plus grande escroquerie de l’histoire du Maroc».