En 2014, Hélène Blais, historienne et enseignante en France à l’ENS, publie un livre majeur sur l’Algérie intitulé «Mirages de la carte, l’invention de l’Algérie coloniale» (Fayard). Se basant exclusivement sur les archives militaires françaises, elle démontre comment l’Algérie est passée d’une province ottomane sans nom que les Turcs appelaient «Dar el Dey», un port de corsaires que la France nommera à partir de 1830 «régence d’Alger», à l’Algérie postindépendance d’aujourd’hui. C’est cette histoire que je vais vous relater, en expliquant comment l’Algérie, en s’accaparant les territoires de ses voisins et notamment du Royaume du Maroc, a évolué d’une superficie de 500.000/700.000 km² à celle de 2.381.741 km². Car, un siècle plus tard, voilà cette même régence métamorphosée en un mastodonte saharien, un pays plus grand que la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne réunis.
Ces 500.000/700.000 km² (confirmés par les historiens Julien, Ageron, Ruedy, Kaddache, Merouche), soit 21% ou 29% du pays actuel, doivent être pris avec mesure. Ils intègrent selon l’historienne un «territoire [qui] était divisé en trois beyliks indépendants dans leur administration». Alger, résidence du patron des corsaires et seule apte à payer des impôts aux Ottomans grâce au rançonnage des navires commerciaux qui sillonnaient la Méditerranée, n’exerçait aucun pouvoir sur les trois autres beyliks: de l’Est (qui sera appelé par les Français beylik de Constantine), de l’Ouest (qui sera nommé beylik d’Oran) et de Titteri (confondu ultérieurement avec la régence d’Alger).
Le choc des Français à la prise d’Alger en 1830
Ce que la France envahit le 5 juillet 1830, ce n’est pas un État, encore moins un espace cohérent et borné. La première imposture commence ici: la régence d’Alger n’est pas un État. C’est un port entouré de quelques plaines. Une excroissance ottomane administrée par un dey dont l’autorité ne dépasse guère les murailles d’Alger. Les troupes françaises ne prennent pas un pays: elles prennent une ville dépourvue de souveraineté sur les autres beyliks. Hélène Blais le dit sans ambiguïté: «il n’y a pas de frontière à proprement parler», c’est un «pouvoir urbain côtier appuyé par des garnisons turques qui ne descendent jamais plus loin que Biskra».
Voici où se situe la province de Biskra (en rouge), limite du pouvoir ottoman avant l’arrivée des Français:

Blais explique parfaitement ce paradoxe fondateur: «La souveraineté extérieure [de la régence d’Alger] s’établit sur un territoire non pas donné a priori, mais construit.» Lorsque les Français prennent Alger, ils n’ont aucune idée claire de l’espace qu’ils s’apprêtent à occuper. L’aveu est répété dans le livre: «On ne sait toujours pas exactement ce que recouvre, ni territorialement ni socialement, le terme « Algérie”.» C’est là un constat majeur. Les Français prennent possession d’un territoire non défini, que les militaires appellent tour à tour «Barbarie», «régence d’Alger», «pays d’Alger», parfois même «Maghreb mitoyen». Un lexique flottant pour un territoire flou. Blais en donne une description limpide: «Le terme le plus couramment employé par les Français en 1830 est celui de “régence d’Alger”.» Il n’y a aucun État à l’intérieur des terres. Le pouvoir du dey n’existe réellement que dans la ville d’Alger, et se limite à des relations diplomatiques avec les trois beyliks «en rivalité permanente, gouvernés par des beys autonomes, sans cohésion politique, sans institutions unificatrices».
La France va «inventer un pays», affirme l’historienne, en lui attribuant des contours, une cohérence, un imaginaire, bref: une géographie politique. L’Algérie n’est pas seulement conquise; elle est fabriquée. Elle nait d’une série de compas plantés sur une carte comme on découperait un gâteau marocain trop tentant pour être laissé entier à son propriétaire. Construire un territoire: c’est exactement ce que l’Algérie française a fait. Et l’Algérie indépendante, en 1962, l’a hérité tel quel, sans vernis, sans correction, sans même rougir de porter la carte d’un autre comme propre visage. Et de se proclamer, de manière hautaine, pays-continent.
Le détail chiffré du territoire marocain spolié
Si l’Algérie française a annexé des terres relevant de la Tunisie, de la Libye, du Mali et du Niger, l’appropriation la plus spectaculaire est celle opérée sur le Royaume du Maroc. Voici le détail en nombre de km² de la spoliation, pour la première fois révélée dans la presse:
Province de Touat, incluant Gourara – Tidikelt– In Salah: ~350.000 à 450.000 km². Ce bloc de territoires sahariens est le cœur des territoires marocains attribués à l’Algérie. Les estimations utilisées par Blais:
- René Basset, Ernest Mercier, Delafosse: autour de 350.000 km²
- Dossiers coloniaux du Service géographique de l’Armée: jusqu’à 450.000 km² si on inclut les zones nomades des Kssour marocains.
Région de Tindouf – Hassi Beïda – Hassi Khebbi: ~100.000 à 120.000 km². Cette zone fut marocaine sans contestation jusqu’au début du 20ème siècle.Les estimations modernes de la CIA et des cartographes français convergent: environ 110.000 km².
Région de Tlemcen – Mascara – Colomb-Béchar – Kenadsa – Abadla: ~80.000 à 90.000 km². Colomb-Béchar fut administrée par la France tantôt depuis l’Algérie, tantôt depuis le Maroc (notamment 1884–1902).
On arrive à un total approximatif d’entre 530.000 à 620.000 km², c’est-à-dire environ un quart de l’Algérie actuelle. Il manque donc 1,5 à 1,9 million de km². Ces trois quarts seront conquis entre 1870 et 1902, principalement lors de l’annexion du Touat, du Tidikelt et du Gourara entre 1900 et 1902, et des territoires des quatre autres pays limitrophes. Autrement dit, le Maroc a perdu environ 55% de son territoire, principalement entre 1845 (Lalla Maghnia) et 1902 (prise de Touat). L’ouvrage «Mirages de la carte» documente parfaitement cette «invention du Sahara algérien».
Le Sahara n’appartient pas à l’Algérie
Il ressort que le Sahara ne relève absolument pas de l’Algérie avant 1902. Les Ottomans, selon Hélène Blais n’y nomment aucun caïd, n’y envoient aucune troupe, n’y perçoivent pas le moindre impôt, n’y bâtissent aucune mosquée d’État, n’y entretiennent aucune route et n’y exercent aucun acte de souveraineté.
Le même constat est fait concernant la Kabylie, territoire montagneux à l’accès difficile que les Ottomans, selon l’historienne, ont toujours dédaigné: «L’incapacité à penser l’Algérie comme une entité étatique constituée, l’occupation d’enclaves séparées par de larges territoires non accessibles (la Kabylie notamment), les incertitudes sur le projet colonial lui-même caractérisent la décennie qui suit le débarquement.» Il n’y a aujourd’hui aucune trace des Ottomans en Kabylie, ni toponymie, ni bâtisse officielle, ni autorité beylik ancienne, expliquant en partie les revendications du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), indépendantiste, fondé en 2001 par le poète et chanteur lyrique Ferhat Mehenni.
Comme le note Blais, «Les Ottomans exerçaient leur souveraineté jusqu’aux limites du Tell». Même au moment où Bugeaud achève la conquête du Tell en 1847, le Sahara demeure totalement étranger à la colonie. Le Tell, c’est ce territoire limité par le ligne verte sur cette carte datant de 1846, qui inclut les trois beyliks:

Le Sud profond– Saoura, Touat, Gourara, Tidikelt– est un angle mort. Il fonctionne selon des logiques radicalement étrangères au monde ottoman. Les zaouïas, «notamment celles du Tafilalet et du Drâa, structurent le paysage politique». La souveraineté commerciale, portée par les caravanes, est tournée vers le Tafilalet marocain, jamais vers Alger. De même pour la souveraineté fiscale: «les oasis versent des dons, ziyara ou redevances ponctuelles au Makhzen marocain».
Voici des exemples d’impôts marocains sur plusieurs villes du Sahara oriental (Tidikelt, Gourara, Timimoun) entre 1666 et 1886, rapportés par l’historien A.-G.-P. Martin dans son ouvrage «Quatre siècles d’histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912», publié en 1926:
Page Impôts marocains sur la récolte de dattes année agricole 1671-72 pour le Gourara
in «Quatre siècles d'histoire marocaine: au Sahara de 1504 à 1902, au Maroc de 1894 à 1912, d’après archives et documentations indigènes», A.-G.-P. Martin, Éditions F. Alcan (Paris), 1926.
Comme le note Hélène Blais, dans les actes juridiques, les chroniques et les calepins des lettrés locaux, il n’existe aucune trace de rattachement à Alger. «Les Français découvrent un système de dépendances et de relations qui n’a rien à voir avec l’organisation ottomane», écrit-elle. Le Sahara aujourd’hui algérien était historiquement rattaché aux autorités chérifiennes du Maroc (dynasties mérinide, wattasside, saadienne, alaouite). Les qadis (magistrats) étaient formés dans les cercles de Fès. Les qaïds (gouverneurs) étaient nommés par les sultans marocains. Les caravaniers appartenaient aux réseaux du Tafilalet. Et Blais de signaler: aucune source ottomane ne fait mention du Touat comme territoire de la Régence d’Alger.
Ainsi, «la connaissance imparfaite du pays est utilisée pour construire une Algérie en fonction des besoins de la colonisation». Les Français héritent d’une régence sans territoire, sans frontières définies, sans administration étendue. La colonisation a donc dû inventer un espace, le remplir, le nommer, le mesurer, puis le rattacher à une entité administrative. C’est cette construction – et non une réalité historique antérieure – qui fonde l’Algérie contemporaine. Dans les correspondances militaires citées dans le livre, ce désarroi est constant. Les Bureaux arabes constatent que le pouvoir d’Alger ne dépasse pas les zones densément peuplées du Nord.
La conquête du Sahara
En 1847, la France célèbre la fin de la «conquête de l’Algérie». En réalité, la Kabylie est encore indépendante (prise en 1857), le Mzab est indépendant (conquis en 1882), le Sahara est totalement entre les mains du Royaume chérifien (conquis entre 1882 et 1902) le Touat, le Tidikelt, le Gourara ne tomberont qu’en 1900–1902. Autrement dit: en 1847, 80% de l’Algérie actuelle échappe à la France. Le Sahara – les quatre cinquièmes de l’Algérie actuelle – n’a toujours pas été conquis. La France détient le littoral, les plaines du Tell, les capitales beylicales.
Voici sur cette carte datée de 1890 les territoires en orange foncé déjà conquis par la France en Afrique, et en orange clair ceux qui sont à conquérir (dont le Sahara marocain):

La chute du Second Empire en 1870 marque un tournant géopolitique majeur en France. Jusqu’alors, l’Algérie n’est qu’une colonie côtière, un prolongement européen au sud de la Méditerranée. Mais la République, dans une logique d’expansion continentale, cherche à relier ses possessions d’Afrique du Nord à celles d’Afrique de l’Ouest. Le Sahara devient soudain un enjeu stratégique majeur. Paris veut créer un «continuum territorial du Maghreb au Soudan français» et c’est dans ce contexte que «nait l’idée d’un Sahara algérien».
Dans les archives militaires, le constat est récurrent: le Sahara n’est pas connu, donc il faut le cartographier pour le posséder. Le livre «Mirages de la carte» revient sur les missions d’exploration militaires qui vont s’atteler à produire des croquis, des cartes, des relevés topographiques et, peu à peu, transforment le désert en un espace administrable. À partir de 1880, un nouveau récit apparaît dans les rapports militaires: «Le Sahara appartient naturellement à l’Algérie», écrit Hélène Blais. C’est selon elle un récit colonial qui repose sur une inversion des faits: «L’enjeu est de donner une assise territoriale à la colonie en formation», la France décrétant qu’il doit appartenir à l’Algérie.

Entre 1800 et 1900, la conquête militaire se prépare. Durant cette période, des garnisons apparaissent à Laghouat, Ghardaïa, Biskra; des colonnes avancent vers la Saoura; les officiers établissent les premières cartes précises du Touat. La France prépare la dernière phase de l’annexion. Une partie du Sahara, la plus importante, encore autonome en 1899, se verra prise en trois ans. L’Algérie actuelle nait entre 1900 et 1902, et non en 1830.

1900: In Salah, première grande victoire française
En 1900, le commandant Cottenest prend In Salah, capitale religieuse du Tidikelt et ville la plus méridionale dans le Sahara. Cette prise ouvre à la France la porte du désert vers l’Afrique. Selon l’historienne «les ksour résistent (notamment Tamentit), mais la puissance française est implacable». Les Marocains tiennent plusieurs mois, mais la supériorité française est écrasante: artillerie, mitrailleuses, renforts levés à Alger. In Salah tombe. Le Tidikelt est annexé.
En 1901, les Français lancent une opération majeure: prendre le Touat et le Gourara, les deux oasis les plus importantes du sud-ouest algérien. Les structures religieuses sont démantelées, les zaouïas placées sous surveillance, les gouverneurs du sultan marocain destitués ou assassinés. En quelques mois Aoulef tombe, ainsi que Timimoun, Adrar, Tamentit, Ouled Saïd. Le rattachement est immédiat.
Paris publie alors une série de décrets intégrant ces territoires dans les départements algériens. La perte du Touat par le Maroc marque un basculement géopolitique majeur.
En 1902, la France proclame la fin de la conquête saharienne. La France peut désormais rédiger les premières cartes d’un territoire continu allant de la Méditerranée jusqu’au Niger, comme chez Laperrine, en ligne verte, en 1905:

Les conséquences géopolitiques
Le Maroc perd son espace saharien oriental. L’Algérie gagne 1,5 à 1,9 million de km². La carte du Maghreb est redessinée artificiellement. Des populations sahariennes autonomes sont intégrées de force à l’Algérie française. Sans le Touat, le Tidikelt, le Gourara, l’Algérie serait un pays d’environ 600.000 km².
En 1905, Paris impose au Maroc un traité reconnaissant l’annexion du Touat, du Tidikelt et du Gourara par l’Algérie française. Le Maroc est affaibli. Il ne peut s’opposer. La France coupe définitivement les liens historiques entre le Tafilalet et le Sahara oriental.
120 ans plus tard, l’Algérie indépendante continue de brandir comme héritage historique une carte que ses ancêtres n’ont jamais dessinée, et dont elle revendique la sacralité comme si elle relevait d’un droit divin. Pourtant, sous la poussière des archives coloniales, une évidence demeure: l’Algérie actuelle n’est pas le produit de l’histoire, mais celui d’un legs colonial. Et le comble, c’est que ce pays-avatar lutte avec acharnement depuis 1975 pour s’accaparer – encore – honteusement, comme un brigand de grand chemin, le Sahara occidental marocain. Preuve que le pays-mirage algérien ne se dissipe pas.








