On ne devient vraiment adulte que le jour où l’on accepte que le monde n’est pas juste. Pour le dire en termes philosophiques: le jour où l’on accepte qu’il n’y a pas de justice immanente, c’est-à-dire une justice qui ferait partie de l’ordre du monde, naturellement, intrinsèquement, partout et toujours. En fait, nous baignons dans un océan d’injustices, petites ou grandes, nous en prenons conscience en devenant adulte -et alors il nous faut serrer les dents et avancer.
Ceux qui ont la foi se consolent en répétant, devant l’iniquité, que les voies du Seigneur sont impénétrables [Épître aux Romains, 11, 33], ou en se disant, fatalistes, «Il se peut que vous détestiez quelque chose alors que c’est un bien pour vous» [Coran, II, verset 216] -et ils lisent et relisent, dans la sourate de la Caverne, l’allégorie du compagnon de Moussa/Moïse que la tradition nomme Al-Khidr. Leibniz avait donné à tout cela un habillage rationaliste en argumentant que le mal était nécessaire, même dans «le meilleur des mondes possibles» -on sait comment Voltaire allait brocarder dans Candide ce qu’il nommait l’optimisme de Leibniz- inventant au passage ce mot.
Tout cela est bel et bon et je crois être assez adulte pour admettre qu’il n’y a pas de justice immanente. C’est comme ça. Cependant, il y a une injustice flagrante qui m’a toujours indigné -et à laquelle nous pourrions remédier par la loi: celle de l’héritage.
Je ne parle pas ici de la controverse qui fait rage chez nous, au Maroc, sur la répartition entre garçon et fille (1 part contre 1/2 part de ce que laisse le père), à l’occasion de la révision du Code du statut personnel. Débat pour un autre jour.
Je ne parle pas non plus des héritages modestes (une maison, quelques meubles, une voiture, un compte en banque pas trop fourni…). Que les enfants héritent de cela, pourquoi pas? Tant mieux pour eux.
Il en va autrement de ceux qui laissent d’immenses villas, des immeubles entiers d’appartements de location, des terres, des lingots d’or, des portefeuilles d’actions, des usines, des yachts à des rejetons qui n’ont fait que se donner la peine de naître, comme disait Saint-Simon. Quelle injustice vis-à-vis de ceux qui démarrent dans la vie avec pour tout viatique leurs talents et leur envie de travailler, mais avec zéro centime dans la poche! (J’en sais quelque chose…)
Un exemple obscène en fut Liliane Schueller Bettencourt, fille du fondateur de L’Oréal, qui n’a jamais travaillé un seul jour de sa vie et était tellement riche, par héritage, qu’elle offrit un jour une île (!) en Polynésie d’une valeur d’un milliard de dollars -oui: un milliard de dollars- au photographe François-Marie Banier parce qu’il l’amusait…
Celui qui fut un temps l’homme le plus riche du monde, Warren Buffett, trouvait ce genre de situation tellement indécent qu’il avait décidé de laisser, par testament, le plus gros de sa fortune (des dizaines de milliards de dollars) à des associations caritatives plutôt qu’à ses enfants -qui recevraient quand même de quoi vivre confortablement.
De même, l’ex-star du basket américain Shaquille O’Neal avait dit qu’il ne léguerait pas sa fortune (400 millions de dollars) à ses enfants, qui devraient se débrouiller pour s’en tirer. Ça forme le caractère. («Je leur ai offert l’essentiel: une bonne éducation.»)
Michael Bloomberg, l’ancien maire de New York, dispose d’une fortune estimée à 59 milliards de dollars par le magazine Forbes. Il a averti ses deux filles -avec qui il s’entend bien, pourtant- qu’elles ne toucheraient pas un centime le jour de sa mort: tout ira à des œuvres de charité et à l’université de Baltimore.
Et nous? Hmmmm…
J’ai fait partie, il y a quelques années, d’une Commission qui fit appel à des experts pour avoir leur avis sur différentes problématiques. Je me souviens d’un dîner avec le fameux économiste Thomas Picketty, qui fut stupéfait d’apprendre qu’il n’y avait pas d’impôt sur l’héritage au Maroc. Et c’est ainsi que l’injustice fondamentale, celle de la loterie de la naissance, se perpétue.
Donc: discuter de l’inégalité homme/femme devant l’héritage est une chose, mais il faudrait aussi remédier (partiellement) à l’inégalité de tous devant les hasards de la filiation.
Et la seule façon de le faire, c’est d’instaurer des droits de succession conséquents (au moins 60%) -qu’on affecterait, par exemple, au budget des écoles publiques rurales pour donner aussi leur chance à ceux dont les parents ne sont pas milliardaires…