Dans Taxi Driver, ma scène préférée est celle où Travis Bickle, le personnage joué par Robert De Niro (on l’appelait à l’époque Dénéro), offre un disque à une femme magnifique, qu’il n’arrive pas à séduire. Il ne connait pas le disque, mais il sait que la jeune femme l’aime. Le cadeau ne peut donc que lui plaire. Il croit bien faire. Mais la jeune femme, hautaine, le repousse une énième fois: «Merci, mais ce disque je l’avais déjà!».
Notre chauffeur de taxi, ancien du Vietnam, inculte mais amoureux d’une fille qu’il ne peut pas avoir, vient de se ramasser par terre. C’est un amoureux transi. Cette fille, il ne l’aura jamais. Et le cadeau du disque n’a fait que l’enfoncer…
La première fois que j’ai vu ce film, j’ai noté le nom du disque dans un coin de ma tête, en me promettant de l’acheter plus tard. L’artiste s’appelle Kris Kristofferson.
Un jour, donc, j’ai fini par imiter Travis Bickle. J’ai acheté l’un des albums du chanteur, celui où il joue ce morceau merveilleux qui s’appelle Me and Bobby McGhee, dont Janis Joplin a fait un tube planétaire. J’ai offert le cadeau à la fille qui me tourmentait à l’époque, qui était aussi belle et snob que dans le film de Scorsese, en lui expliquant que cette musique était meilleure que celle des Bee Gees. Je voulais faire le malin. Et je me suis pris un vent. «Dommage, m’expliqua la fille, moi c’est les Bee Gees que j’aime!».
«On aimait ces machos parce qu’on les considérait comme des grands frères. On voulait croire qu’ils étaient nés dans le derb.»
Depuis cette mésaventure, je n’ai plus jamais écouté Kris Kristofferson. Je me suis même mis à détester le chanteur. Mais pas l’acteur. Parce qu’il était indiscutablement meilleur acteur que chanteur. Pour me venger, je me suis jeté sur tous les films où il était à l’affiche. C’est un peu à cause de lui que je suis devenu, peu à peu, fan absolu d’un cinéaste comme Sam Peckinpah, qui l’a dirigé dans plusieurs films, dont l’inoubliable Pat Garrett et Billy le kid (avec Knocking on heaven’s door de Bob Dylan, qui tenait par ailleurs un petit rôle dans le film). J’ai même aimé un film stupide comme Le Convoi, dans lequel Kristofferson et des camionneurs un peu débiles mènent une sorte de révolution et passent hors-la-loi.
Rapidement, j’en suis venu à ranger Kris Kristofferson dans cette catégorie d’acteurs qui avait notre préférence dans le derb. Tous les gamins les adoraient. Les Charles Bronson, Anthony Quinn, Lee Marvin, James Coburn. Leurs films étaient souvent oubliables, des séries B, des séries Z. On les aimait parce qu’ils jouaient toujours les durs, et ils ne respectaient jamais la loi. Pas des rebelles en carton comme James Dean et plus tard John Travolta. De vrais machos, aux visages marqués par des souffrances immémoriales.
On aimait ces machos parce qu’on les considérait comme des grands frères. On voulait croire qu’ils étaient nés dans le derb, qu’ils étaient guidés par la même rage, la même frustration. Ils étaient nos porte-paroles. Ils représentaient à nos yeux des modèles de virilité, chargés de testostérone, sans grand-chose à l’intérieur de la cervelle. Comme nous! Et c’était très bien comme ça.
On s’amusait même à rejouer, dans le derb, certains de leurs films. Un jour, je me souviens, je me suis arrêté pour dire: «Savez-vous que Kris Krisofferson est chanteur aussi?». Ils ne m’ont pas cru. Kris Kristofferson, un chanteur? Jamais de la vie. Un macho, ça cogne et ça ne chante pas. Impossible. Tu parles d’un blasphème, mon frère!