Les prédateurs se régalent

Tahar Ben Jelloun.

ChroniqueLa tech aurait dû être régulée. On a oublié de le faire. Nous voilà aujourd’hui devant les décisions les plus extravagantes de la nouvelle Amérique et personne n’est capable de réagir et encore moins de mettre fin à ce nouveau système.

Le 07/04/2025 à 11h00

Définition du dictionnaire. Prédateur: Animal qui capture un autre animal, sa proie, pour s’en nourrir ou pour alimenter sa progéniture. (Sens figuré) Personne qui abuse d’une autre, plus vulnérable qu’elle.

En 1932 sort sur les écrans un film américain «Les Chasses du Comte Zarof», d’Erenst B. Schoedsack, d’après une nouvelle de Richard Connel, «The most dangerous game», publiée en 1924. Le comte Zaroff a un plaisir: la chasse. Au début, il chasse des animaux, ensuite il s’amuse beaucoup en chassant des êtres humains traqués par les invités du Comte dans une forêt hostile.

Aujourd’hui, nous n’en sommes pas là. Mais il se passe quelque chose depuis le début de l’année qui nous inquiète et fait peur. Le monde change et l’humanité est nue.

Giuliano Da Empoli est un écrivain italien francophone. Il a été conseiller de Matteo Renzi et enseigne à Sciences Po Paris. Célèbre pour son roman «Le Mage du Kremlin», roman best-seller dans lequel il décortique de manière magistrale le système Poutine, il vient de publier un essai sur ce que nous vivons en ce moment. Il intitule son livre «L’heure des prédateurs» (éd. Gallimard). C’est le portrait du monde tel qu’il est, ce qui nous angoisse et nous donne des sueurs froides. Le monde tel qu’il est en train de changer.

Il écrit: «On voit l’émergence d’une prise de pouvoir directe des entrepreneurs de la tech». Il explique ce qui se passe en faisant un retour vers le passé, l’époque notamment de Nicolas Machiavel (1469-1527), auteur du «Prince». En lisant ou relisant Nicolas Machiavel, on comprend l’origine de ce monde chaotique, sans légitimité, qui s’impose par la brutalité et l’arbitraire.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’homme a cru réglementer le pouvoir, généraliser l’État de droit et vivre selon des valeurs et des principes largement acceptés et partagés. Aujourd’hui, nous assistons à une accélération des changements et à la disparition de toutes les règles au profit de la force et de la puissance de l’argent.

Cette époque rappelle celle du 16ème siècle où l’on a vu des petites républiques italiennes chassées par la force et la violence, sans raison. La prime est à l’agresseur.

Ce qui a rendu possible ce changement terrible c’est la prouesse de l’informatique et aujourd’hui l’Intelligence artificielle, capable de tout abolir et de tout changer.

Le droit international, c’est fini. L’Organisation des Nations unies est encore là, mais ses résolutions sont de moins en moins respectées. Avant de s’en aller, le démocrate Joe Biden a reconnu qu’une nouvelle oligarchie se met en place, un nouveau monde, un nouvel empire. L’ancien monde, avec ses valeurs et principes, est balayé.

La tech aurait dû être régulée. On a oublié de le faire. Nous voilà aujourd’hui devant les décisions les plus extravagantes de la nouvelle Amérique et personne n’est capable de réagir et encore moins de mettre fin à ce nouveau système.

Le parti démocrate est le parti des avocats. Il a de tout temps défendu les minorités, le droit de tous. Mais il n’a pas su s’adresser à la majorité qui croit aux armes et à la force.

Giuliano Da Empoli donne l’exemple effarant du Salvador, pays où le taux de criminalité était le plus fort du monde. Un jour, le chef de l’État fait arrêter, sans raison, toutes les personnes tatouées: 80.000 prisonniers. Dans le tas, il devait bien y avoir quelques criminels. Il a eu raison. Le taux de criminalité est descendu à presque zéro. Il est passé outre les lois et le droit. Il a résolu un problème concret sans être tenu de respecter le règlement ni les droits de la personne.

Parmi les premiers «prédateurs», Da Empoli rappelle ce qu’a fait le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) quand il est arrivé au pouvoir. Il a convoqué des émirs, des cousins, des milliardaires et les a enfermés au Ritz Carlton. Il leur a retiré leurs téléphones, leur a fourni du linge de corps et leur a fait subir des interrogatoires pour corruption. En deux mois, il a réussi son exploit. L’auteur italien le considère comme «la figure machiavélique par excellence» qui lie la ruse et la surprise. Il a en fait inauguré un système où le droit est ignoré.

Pendant ce temps-là, on assiste à l’union des extrêmes droites en Europe; ce que Da Empoli appelle «l’internationale réactionnaire». Elles sont en admiration devant ce que fait le nouveau président américain. Donald Trump est satisfait et il a dénoncé le procès fait à Marine Le Pen.

Même si l’Europe n’est pas encore gagnée par le règne des prédateurs, Giuliano Da Empoli met en garde la classe politique contre le danger qui se prépare afin d’affaiblir l’Europe ou même de la détruire. Le dernier mot du livre est: la lutte continue!

Le Maroc avance avec sagesse tout en observant les bouleversements du monde. Espérons que les «prédateurs» nous laissent en paix et que notre vigilance soit ferme.

Par Tahar Ben Jelloun
Le 07/04/2025 à 11h00

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