Il est devenu courant de voir sur les réseaux sociaux des images de réalisations architecturales et artistiques marocaines, dépouillées de leur identité réelle pour être rangées sous la mention «andalouses», avec parfois l’ajout du qualificatif «arabes».
Dans ce sillage, tout le patrimoine andalou devient exclusivement arabe et le Maroc aurait été, dans le meilleur des cas, un héritier passif avec la Reconquista et l’afflux des émigrés depuis la chute de Grenade en 1492 jusqu’au dernier décret d’expulsion des Morisques datant de 1609.
Même les ouvrages les plus sérieux traduisent, jusque dans les titres, le mot «maure» par «arabe», feignant d’ignorer la définition précise du terme et les attaches géographiques remontant à l’antiquité latine.
Si ce petit bras de mer de moins de quinze kilomètres, qui relie plus qu’il ne sépare les deux continents, pouvait parler, il raconterait pourtant, en d’interminables récits, les chevauchées marines, dans les deux sens, depuis les temps préhistoriques jusqu’aux antiques guerres puniques.
Il relaterait avec force détails, en démêlant l’écheveau de la fable, la mission de reconnaissance formée de 400 fantassins et de 100 cavaliers, essentiellement amazighs, envoyée en Espagne en 710 par le gouverneur omeyyade du Maghreb, Moussa ibn Nousayr.
Partant de Sebta, l’expédition avait accosté sur une plage où se dressera la ville fortifiée de Tarifa à laquelle le commandant en chef amazigh, Tarif ibn Malik, laisse son nom, faisant de là une incursion vers Algésiras et préparant la conquête musulmane de l’Espagne.
Une année plus tard, le général berbère Tariq ibn Ziyad, secondé par l’émir rifain christianisé Yulyan, accomplissait avec succès, à partir de Tanger, une expédition à la tête d’environ 7.000 hommes auxquels s’ajoutera un renfort de 5.000 autres, majoritairement berbères.
Près de deux ans plus tard, toute la péninsule était sous prépondérance musulmane, dite «arabe», au risque de l’enfermer ethniquement quand les Amazighs ont formé l’essentiel des troupes.
S’il est convenu de mettre en avant la présence arabe représentée par les clans yéménites et qayssites nord-arabiques venus en phase successives, notamment en 742 avec l’armée syrienne de Balj ibn Bishr, la présence d’autres groupes ethniques, certainement en nombre plus important pour le cas des Amazighs, n’a pas échappé aux chercheurs.
Il est significatif de s’arrêter, à ce propos, sur l’éclairage de la toponymie: Albarracin, évoquant les Ibn Razine (Irrasen) Houara; Alcalá de los Gazules, en rapport aux Gzoula; Sant Quintí de Mediona, du nom de cette tribu de cavaliers émérites; Mequineza, du nom des Meknasa zénètes dont le nom générique, Zénata, a subsisté en tant que tel avec quelques toponymes tel Adzeneta, en pays valencien…
D’autres groupes enrichiront la diversité ethnique d’Al-Andalus, notamment les muwalladoun (autochtones convertis à l’islam) et les mawali (convertis non arabes) arrivés avec l’armée damasquine et qui organiseront, avec les convertis d’autres origines, la révolte contre le système népotique des Omeyyades.
Ces derniers, chassés du pouvoir en Orient, avaient fait d’Al-Andalus leur ultime refuge et y avaient développé un art issu du croisement des influences.
Au moment de la révolution abbasside surgie d’Irak, le rescapé omeyyade Abd-Rahmane avait pris en effet la fuite depuis Damas pour une escale de cinq ans sur la côte marocaine méditerranéenne du Rif, chez ses oncles maternels –sa mère étant issue de la tribu berbère des Nafza– avant de prendre le cap pour accoster à Almuñécar en péninsule ibérique où il forma, avec Cordoue comme capitale, un émirat érigé moins de deux siècles plus tard au stade de califat indépendant, qui n’avait rien à envier par sa splendeur à Bagdad ou à Constantinople.
Sur ses ruines naîtront près d’une trentaine de principautés de différentes origines (arabes, amazighes, slaves, muladies…) qui laisseront, par leurs guerres intestines et par leurs complotismes, le champ aux royaumes chrétiens d’organiser leur unité.
Le pouvoir arabe s’arrête dès cette date à Al-Andalus.
Même «L’identité arabe de la péninsule devient un enjeu face au rôle croissant joué par les Berbères», écrit Emmanuelle Tixier Du Mesnil dans «La fabrique de la nation andalouse au XIe siècle, entre identités arabe, berbère et hispanique».
Depuis Marrakech, les Sahariens almoravides prennent donc la relève.
Appelés à l’aide par les Abbadides de Séville, ils sont victorieux en 1086 contre Alphonse de Castille à la bataille de Zallâqa, occupent la vallée de l’Ebre, arrêtent l’avancée de la Reconquista et réunifient Al-Andalus qui rayonne sous leur règne et porte leur empreinte.
«L’art almoravide, doté d’un style parfaitement défini et aisément différenciable, dispose de normes de composition et d’une syntaxe propre mise au service d’une idéologie et d’un concept du pouvoir, et ce à tel point que l’on peut parler, à la manière classique, de l’existence d’un « ordre », qui persista en Andalousie jusqu’à l’arrivée des formes plateresques. Cette architecture acquiert un caractère certes austère, mais aussi plus imposant, plus rythmique et puissant que celui des époques antérieures», lit-on dans «Itinéraire culturel des Almoravides et des Almohades» au Maghreb et en Péninsule ibérique.
Parmi leurs réalisations encore visibles: à Marrakech, la Qoubba al-Baadiyn; à Meknès, la Mosquée Nejjarine; à Fès, le minbar de la Qaraouiyine; à Nedroma, la grande mosquée fondée en 1081 par Youssef ben Tachfine, de même que les mosquées d’Alger et de Tlemcen; dans la région de Taounat, la citadelle d’Amergou, élevée au sommet d’un piton rocheux…
Avec l’arrivée des Almohades, victorieux de la bataille d’Alarcos en 1195, les liens humains et civilisationnels ne firent que s’accentuer entre les deux Rives.
Leur patrimoine architectural, «sobre et novateur», lié à l’austérité de leur doctrine, est à l’origine amazighe et considéré comme «une des productions les plus remarquables du Moyen Âge» selon le professeur Dolores Villalba Sola.
«Ainsi, les Unitaires ont créé une production architecturale unique»: la mosquée archétypale de Tinmel, leur berceau au cœur du Haut-Atlas; la Koutoubia (Mosquée des libraires) dans leur capitale impériale au minaret modèle dont les répliques fondées un peu plus tard sont la Giralda de Séville et la Tour Hassan à Rabat; la Grande Mosquée de Taza que les Mérinides dotèrent d’un imposant lustre en bronze, exceptionnel par sa taille en Orient et en Occident musulman, décrit par les voyageurs et par les historiens à travers les temps...
Que dire de leurs édifices civils ou militaires, qu’il s’agisse des remparts de Séville ou d’Ecija; de la Tour de la Calahorra à Cordoue, de l’Alcazaba de Badajoz ou de l’Alcazar de Jerez de la Frontera!
Mais la grande défaite de Las Navas de Tolosa en 1212 sonne le glas pour les musulmans confrontés à une sérieuse coalition des Croisés.
Les Arabes, si fiers de s’approprier les fruits matériels et symboliques de la conquête, auraient été insensibles aux appels à l’aide, comme l’histoire peut en témoigner; de même que le devoir de la guerre sainte était marqué de tiédeur comparativement avec l’exaltation des Croisés galvanisés.
Entre autres batailles où les Mérinides basés à Fès et les Nasrides de Grenade s’imposent en première ligne, figure celle qui s’est tenue à Écija en 1275, les opposant au royaume de Castille.
Mais s’ils y ont été victorieux des troupes de Nuño González, la bataille de Rio Salado en 1340 entre les coalitions mérinido-nasride et castillano-portugaise a été un désastre qui laissa plusieurs Marocains sur le champ d’honneur.
Sur un autre plan, les Mérinides se sont imposés comme grands bâtisseurs et mécènes, soucieux d’enseigner le malikisme et de préparer une élite intellectuelle dévouée au régime.
On leur doit la construction de Fès-Jdid, devenu capitale de leur gouvernement, la Nécropole du Chellah, Mansourah près de Tlemcen…
Sans oublier un grand nombre d’édifices estudiantins et de fondations pieuses dans plusieurs villes: Fès, Salé, Meknès, Oujda, Sebta et un ensemble d’autres monuments à travers le royaume, réputés pour l’harmonie de leur ligne et pour leur foisonnement ornemental.
Comment, en connaissance de cause, appeler toutes ces réalisations «arabo-andalouses», en déniant la part des principaux fondateurs dont les successeurs et les descendants continuent jusqu’à nos jours à développer, avec virtuosité, l’héritage!