Pour ne désobliger personne, je vais raconter cette histoire de la façon la plus vague possible, ce qui contredit d’ailleurs aux conseils que je donne aux écrivains en herbe -«soyez le plus précis possible». Mais bon, nécessité fait loi. Si je donne trop de détails, on reconnaîtra l’hôtel dont il sera ici question, ce qui n’est pas mon objectif. Personne ne veut la mort du petit cheval.
Or donc, je me trouvais jeudi dernier dans une de nos villes dites impériales pour y rencontrer des élèves et parler littérature. C’était dans un lycée qui porte le nom d’un grand poète -je n’en dirai pas plus.
À pied d’œuvre dès le matin, je ne pus faire mon check-in à l’hôtel que vers la fin de l’après-midi. Par pure coïncidence, j’arrivai à l’entrée dudit hôtel en même temps que Najlaa, une gentille camarade que je vois parfois avec plaisir, en tout bien, tout honneur. Nous sommes amis et c’est tout. Nous voici donc à nous diriger vers la réception, papotant gaiement. Le réceptionniste nous prend pour un couple: avant de me donner ma clé, il me demande un document prouvant que nous sommes mariés. Nous éclatons de rire. Najlaa lui apprend qu’elle a réservé une chambre en son nom.
L’homme -nommons-le Abdelmoula- vérifie, sa mâchoire choit de constater que la gourgandine dit vrai, il nous regarde avec de petits yeux soupçonneux. Nous ne formons pas un couple, mais attends -ils sont bien entrés ensemble dans son honorable établissement, ces deux zigotos? Hola, que pasa?
Il finit par donner à Najlaa sa clé et nous nous dirigeons, chacun sa valise, chacun vers sa chambre. Nous constatons avec amusement que bien que l’hôtel soit vide, le réceptionniste m’a donné une chambre au rez-de-chaussée à une extrémité de l’hôtel et à elle une chambre au troisième étage de l’autre aile. En gros, c’est comme s’il m’avait logé dans une cave à Oujda et elle dans une colline du Souss. Nous sommes tous deux ingénieurs, nous comprenons qu’il a maximisé la distance entre nous en utilisant intuitivement la méthode des moindres carrés. Chapeau!
Le lendemain, au petit déjeuner, Najlaa me raconte un incident curieux. Vers onze du soir, sortant de sa chambre pour aller en griller une dans le jardin, elle était tombée sur un employé -on le nommera Lahcen- qui était posté dans le couloir:
- Ti veux kek-choz, médème?
Il l’avait suivie à distance dans le jardin, l’avait observée pendant qu’elle fumait l’herbe à Nicot et l’avait filée quand elle était remontée dans sa chambre.
Je lui appris alors qu’en ce qui me concernait, un autre employé (Brahim?) avait tapé deux fois à ma porte -«Le chauffage marche dans votre chambre, sidi?» «Vous avez besoin d’une bouteille d’eau, sidi?»- avec chaque fois le cou en périscope, l’œil fouillant tous les recoins de la chambre.
En somme, le personnel s’était mobilisé pour cette noble tâche: que le monsieur de la chambre 028 et la dame de la 340 ne puissent pas se retrouver pendant la nuit, fût-ce pour jouer au rami ou pour parler d’anthropologie structurale.
Je ne trahirai pas l’âge de Najlaa, mais disons que nous avons tous deux atteint cette maturité qui devrait nous garantir la liberté de nos choix, de nos fréquentations, de nos actions. Mais non: Abdelmoula, Lahcen, Brahim, ces valeureux défenseurs de la moralité publique, sont prêts à sacrifier leur sommeil pour que 028 et 340 ne se mélangent pas.
En l’occurrence, les deux n’avaient nullement l’intention de passer la nuit ensemble. Mais l’auraient-ils fait, était-ce la fin du monde? La Terre aurait-elle cessé de tourner? Les vaches auraient-elles cessé de donner du lait?
Et si on laissait vivre tous les 028 et les 340 de notre pays, du moment qu’ils sont majeurs et vaccinés?