Il y a 500 ans eut lieu la prise par les Saâdiens de la forteresse de Santa Cruz de Mar Pequeña et sa destruction totale. Cette petite enclave située sur la côte atlantique marocaine, face aux îles Canaries, avait été érigée comme «tête de pont des incursions et du commerce» et allait revenir en force dans les discussions politiques à la fin du 19ème siècle, suscitant les passions des africanistes et nourrissant quelques mythes.
Notre histoire commence en 1476, quand le conquistador des îles Canaries, Diego Garcia Herrera, partit de Lanzarote, occupa un lieu situé à proximité d’un lagon et bâtit un fortin, baptisé Santa Cruz de Mar Pequeña (Sainte Croix de la petite mer) et devenu ensuite une possession directe de la Couronne de Castille.
Pendant cinquante années de présence, les populations riveraines n’étaient pas restées passives. Il faut dire que la faiblesse des derniers souverains mérinides, puis celle de leurs cousins et anciens vizirs wattassides, avaient permis l’occupation ibère de plusieurs points du littoral.
En plus des conquêtes effectuées plus au nord du Royaume, les Portugais s’étaient emparés en 1502, sur la côte des Doukkala, d’al-Brija, dite aussi Mazagan, où ils ont d’abord construit un fortin. Suivra Mogador, dans laquelle les Portugais, en la personne de Diogo de Azambuja, ont bâti en 1506 leur Castelo Real sous les ordres du roi Don Manuel.
Safi est investie en 1508, alors qu’un traité d’allégeance durait depuis 1486 avec le roi du Portugal. Le port d’Agouz, à l’embouchure du fleuve Tensift, connu aujourd’hui sous le nom de Souira Qdima, réputé alors pour sa pêche aux aloses, est également pris en 1508.
Sans oublier l’occupation, la même année, du village de Fonti, situé en contrebas de la colline de la kasbah où le navigateur et négociant Joâo Lopes de Sequeira avait procédé, en 1505, à la construction d’une pêcherie et d’un fort appelé Santa Cruz do Cabo de Aguer.
La mobilisation marocaine était à son paroxysme au nom de la guerre sainte. Indignées par l’occupation ibère et par la faiblesse des derniers souverains wattassides, les tribus du Souss et du Drâa ont nommé comme chef de guerre, en 1508, à Tidsi, au sud-ouest de Taroudant, le Saâdien issu de la vallée du Drâa, Abou Abd-Allah al-Qa’im-bi-Amrillah, qui était aidé dans ce choix par la stratégie du lignage, par le rang religieux de sa famille et par ses aptitudes à mener le combat.
Son intronisation avait reçu la bénédiction du mystique de l’oasis d’Aqqa, Sidi Mohamed Ou-Mbarek, fondateur d’une zaouia affiliée à la Tariqa Jazouliya, dont l’un des principaux fondements était la guerre sainte face à ce qui avait l’allure bien assumée d’une croisade.
En 1511, le Saâdien attaque la forteresse de Santa Cruz de Cabo de Aguer (soit Agadir). L’année suivante, ses forces se dirigent vers Agouz.
À la demande des cheikhs des tribus Haha et Chiadma, victimes des assauts des Portugais et au fait de ses succès, il s’établit sur leurs terres, précisément à Afoughal, auprès du tombeau de l’imam al-Jazouli. De là, les opérations étaient menées en différents points: Tafedna, Tadnest, Amgour, menaçant même les établissements portugais à Safi et à Azemmour…
En cette période de guerre inlassable, le chef de file de la dynastie saâdienne devait trouver la mort à Afoughal en 1517, laissant le pouvoir à ses deux fils: Mohamed Cheikh, gouverneur du Souss, et l’aîné et héritier présomptif Ahmed La’raj, qui allaient poursuivre le combat.
«Après sa destruction en 1524, la forteresse de Santa Cruz de Mar Pequeña ne sera plus reconstruite. Elle finit par disparaître totalement des cartes, tandis que ses ruines étaient recouvertes par le sable des dunes.»
Plusieurs sièges visèrent Santa Cruz de Mar Pequeña, dont celui signalé en 1478. «Le chérif assiégeait la forteresse. Il y amenait plus de 3.000 lances et plus de 10.000 Maures à pied, sans compter plus de 2.500 lances envoyées en avant-garde», rapportent Pierre de Cenival et Frédéric de La Chapelle.
En 1517, la fortification est détruite puis reconstruite par les Espagnols. Mais c’est en 1524 qu’eut lieu la décisive attaque des Saâdiens, pendant que sévissait une épidémie jointe à la famine dans les îles Canaries, et qu’en Europe, les attentions étaient désormais détournées vers les Amériques.
Depuis lors, la forteresse ne sera plus relevée, malgré l’ordre donné par l’empereur Charles Quint, et finit par disparaître totalement des cartes, tandis que ses ruines étaient recouvertes par le sable des dunes environnantes.
Et voilà qu’avec la guerre de Tétouan, livrée par l’Espagne, et alors que l’ancienne fortification n’était plus qu’un lointain souvenir, le traité de paix du 26 avril 1860 stipulait, dans son article 8, l’engagement du Maroc à concéder «sur la côte de l’océan, près de Santa Cruz La Pequeña, le territoire suffisant pour la formation d’un établissement de pêcherie, comme celui que l’Espagne y possédait autrefois». Or, de l’emplacement précis, on avait perdu absolument toute trace.
C’est seulement au 20ème siècle que le lieu fut identifié à ce qui est appelé localement Agouidir Khenifiss, dans la région de Tarfaya, signalé sur les cartes sous le nom de Puerto Cansado, correspondant aux convictions des autorités marocaines de l’époque, appuyées notamment par le ministre des Affaires étrangères Si Mohamed Bargach.
La concrétisation effective de ce que les Espagnols considéraient comme un droit historique ne put se réaliser en raison, entre autres, de la réticence des autorités marocaines et des tergiversations générales pour déterminer avec exactitude la localisation du vieil établissement qui alimentait les mythes.
Au gré des auteurs et des spéculations, on désigna l’embouchure du Drâa ou celle de l’Oued Noun. Mais en 1878, après l’expédition de Cesáreo Fernández Duro à bord du vaisseau Blasco de Garay, c’est la rade d’Ifni qui fut choisie par le gouvernement espagnol, devant l’énergie déployée par la diplomatie marocaine pour convaincre l’Espagne de renoncer à Ifni, pendant que le sultan Moulay Hassan 1er préparait son expédition dans le Souss et à Oued Noun.
Il a fallu attendre 1934 pour voir l’entente entre nations coloniales donner raison aux prétentions de l’Espagne, alors qu’il était admis que le territoire d’Ifni ne correspondait en rien à l’emplacement de Santa Cruz de Mar Pequeña et que les intérêts économico-politiques l’emportaient sur les faits historiques.
Malgré cette identification douteuse, Ifni marquait une victoire symbolique pour tous les nostalgiques en quête d’un territoire perdu il y avait de cela plus de 400 ans.