Billet littéraire KS. Ep 15. «Makila» d’Elvis Ntambua Mampuele, ou l’itinéraire d’un enfant-soldat

L’écrivain Elvis Ntambua Mampuele de la République démocratique du Congo.

L’éditeur marocain La Croisée des chemins propose à ses lecteurs la collection littéraire «Sembura», dédiée aux auteurs africains d’expression française, déjà riche d’un grand nombre de titres. Le360 en présentera, durant ce mois d’août, une sélection de quatre romans coups de cœur de la rédaction. Cette semaine (2/4), nous ouvrons les pages de «Makila», de l’écrivain congolais Elvis Ntambua Mampuele.

Le 16/08/2024 à 10h02

Elvis Ntambua Mampuele a commis un livre courageux et stoïque sur la guerre dans son pays natal, l’ancien Zaïre de Mobutu (devenu la République démocratique du Congo). Des pages parfois dures à lire, tristes, sur la condition humaine si maléfique quand elle se déshumanise, et devient tragique. Les enfants-soldats font-ils pire que les adultes?

C’est l’histoire de Tshituala, onze ans au début du récit, un garçon qui découvre la vie dans la brousse et veut devenir un enfant innocent, et qui devient un enfant-soldat. Âmes sensibles s’abstenir. «Makila» signifie «sang» en lingala, la langue bantoue de l’auteur. Un livre fort qui ne laisse pas indifférent.

Toute l’histoire tourne autour du personnage ambigu de cet enfant assassin par les circonstances qui l’entourent, par sa naissance, par son destin tout tracé incontrôlable, par les luttes identitaires tribales dans son pays, menées par un Laurent Désiré Kabila acclamé comme un sauveur, même par l’Occident, mais dont on a oublié qu’il a été porté au pouvoir par des enfants-soldats, rappelle «Makila». Des pages sombres de l’Afrique.

Tshituala, le narrateur, confie: «Je n’avais rien demandé. Lorsque ça a commencé, je n’étais même pas encore né. Je l’ai trouvée là et j’ai grandi avec elle. Avant de la faire, je l’ai subie. Elle est horrible, vilaine, meurtrière et surtout sans cœur. Guerre, elle s’appelle.» (p.31) Il vit avec la guerre, ses parents l’empêchent de sortir de la maisonnette où il est entassé avec 11 autres membres de sa famille: «À l’origine, nous étions quatorze à la maison, mais la guerre m’a empêché de faire la connaissance de deux sœurs et d’un frère qu’elle a emportés avant ma naissance». Parfois, dans cette maison en torchis, qui tremblait lorsqu’un obus s’écrasait dans les parages, le bruit des balles «devenait si fort et intense qu’il secouait nos tripes et résonnait au plus profond de nos cages thoraciques. Mais ça n’était rien à côté de la peur qui remplissait nos poumons lorsque des silhouettes humaines s’approchaient si près de nos petites fenêtres» (p.32). À ses onze ans, le narrateur ne rêve que d’une chose: sortir enfin et voir la vie sans la guerre, humer des fleurs lointaines et se hisser sur un baobab centenaire.

Le père de Tshituala est un personnage fascinant également. Il a grandi seul avec son père, avec la guerre aussi. Il a «eu beaucoup d’enfants parce qu’il avait une peur bleue de la solitude» (p.36), dit l’auteur. En fait, la guerre volait les enfants, morts ou embrigadés, d’une manière ou d’une autre. Le père ne rit pas dans ce roman, il affiche un simple rictus humain. Il apprend à ses enfants que «quand il n’y a plus de poissons, on mange les lézards» (p.36).

Lorsque sa famille est décimée, entièrement pense-t-il, par une attaque d’enfants-soldats, Tshituala s’enfuit et finit par rejoindre une faction guerrière, trop naïf pour comprendre ce qui vient de se passer dans son existence. Le roman bascule au cœur de son intrigue palpitante. L’enfant prend le pseudo de «Delta» lorsqu’il reçoit le baptême d’accueil. Il dira alors que la vie dehors ce sont des voitures brûlées, des cadavres mutilés, entassés, empilés, superposés, un nombre interminable de douilles. Tshituala apprend alors à tuer, à voler, à mutiler comme ses amis qui vénèrent le «caïd», le jeune chef qui avait une confiance aveugle envers tous ses enfants-soldats. «Il nous laissait voués à nous-mêmes tout en sachant que l’on pouvait s’évader n’importe quand et n’importe où. Pourtant personne ne mettait les voiles, à croire que l’on aimait cette vie d’esclave qui nous avait été imposé par le chef.» (p.59) L’emprise sur les enfants est totale. Ils perdent toute humanité mieux que les adultes. Ils apprennent que «seuls les plus puissants survivront» (p.77), deviennent insensibles à infliger les tortures les plus choquantes aux civils, à tuer les hommes et violer les femmes, dans un fou rire démoniaque. Ils apprennent la loi sauvage de la nature du plus fort régnant, et non humaine où le plus faible doit être aidé et non dévoré.

Pourtant, cette vie de guerre fait lever le soleil chaque jour, a de beaux jours de printemps à offrir, et n’empêche pas Tshituala de rêver d’une jeune fille qu’il a croisée. Un jour, lors d’une excursion punitive, il la revoit: «Je vis une jeune fille tenant le bas de sa jupe entre ses mains pour courir vite. Elle traversait les cases les unes après les autres. J’enjambai alors les corps allongés par terre et me mis à la filer doucement (…) Puis, soudainement, son image me revint. C’était elle! Il s’agissait de la fameuse Bolingo dont j’avais parlé aux autres.» (p.113) Au milieu des cadavres, le garçon, qui a à présent quatorze ans, est sauvé par l’amour et la possibilité humaine d’aimer, qui l’extraient de son gouffre animal que rend bien le roman, un lien étrange le lie à cette Bolingo dont il va décider de sauver la vie. Il la force à «faire la morte», mais, hélas, en s’apprêtant à se coucher, «elle fit un léger sursaut, puis elle gémit: Hannn!, ses yeux s’écarquillèrent et sa tête se baissa pour regarder son ventre» (p.113).

Entraîné malgré lui dans d’horribles actes, le narrateur éprouve pour la première fois une douleur intérieure, une prise de conscience éruptive alors qu’il a échoué à sauver Bolingo. Un jour, il décide de s’enfuir, et pense trouver la miséricorde dans une grande ville congolaise, pleine d’anonymes qui cachent leurs vies antérieures. Il laisse derrière lui les maladies vénériennes, les diarrhées mortelles, les fusillades par peloton, les morsures de serpent venimeux, les pendaisons d’innocents, la malnutrition, les suicides… Mais un parcours de combattant l’attend dans la vie civilisée. Avec son ami, il cherche à se faire passer pour une victime du Kivu, pour recevoir de l’assistance et une aide, mais les assistants sociaux «reconnaissaient toujours les enfants-soldats. Et ce aussi vite qu’un chien renifleur reconnaîtrait l’odeur d’un stupéfiant» (p.166). Il erre, et devient dans la grande métropole un adolescent de la rue que tout le monde abhorre et dont personne ne veut. Il luttera, enfin, pour renaître. Une sorte de compassion enferme le lecteur dans sa relation à Tshituala.

Ces enfants-soldats s’en sortent rarement, traumatisés à vie, deviennent en général des fantômes dans la société. L’histoire de «Makila», en 314 pages inspirées, divisées en huit chapitres, laisse un goût de réalisme flagrant. Si l’auteur Elvis Ntambua Mampuele se défend de toute autobiographie dans son aventure narrative, il reconnaît cependant que son propre père œuvrait activement à désarmer les enfants-soldats de la guerre. Il partage donc un vécu familial de première main.

Elvis Ntambua Mampuele est diplômé de l’université Lumière Lyon 2. il est coorganisateur de l’événement «Au son de la Rumba», accompagnant la candidature conjointe des deux Congo pour l’inscription de la rumba au patrimoine immatériel de l’Unesco. Il est aussi le créateur de la première boîte à livres à Kinshasa, dans la commune de Lingwala, pour rendre gratuits et faciliter l’accès aux livres à ceux qui en manquent. «Makila» est son premier roman.

«Makila», 314 pages. Éditions La Croisée des chemins, Collection «Sembura», 2024. Prix public: 100 DH.

Par Karim Serraj
Le 16/08/2024 à 10h02