Le roman oscille entre autobiographie et fiction. L’auteur, fasciné, dit-il, dès l’adolescence, par les mots, se penche sur l’histoire de sa famille, en évitant l’écueil d’une saga trop vaste, qui diluerait l’essence de son témoignage. Il veut capturer l’authenticité, sans fidélité totale à la mémoire, une sorte de compromis que connaissent bien les écrivains lucides. Il entend plutôt brosser des «tableaux» humains, des métaphores des gens qui l’ont accompagné: «Je veux juste à ma façon dresser quelques tableaux afin d’accompagner mon âge finissant de l’image de ceux qui m’ont escorté dans mon âge commençant.» C’est une galerie de personnages, que relie le fil intime du récit de Mamoun Lahbabi.
Le grand-père M’hamed ben H’razem et l’histoire du collier maternel
Le roman s’ouvre sur l’histoire de M’hamed ben H’razem, l’aïeul du narrateur, un homme venu des montagnes du Rif pour s’installer à Fès, dans un Maroc en pleine mutation au 19ème siècle. Le récit détaille son arrivée dans cette ville décrite comme un bastion conservateur, jaloux de ses traditions. L’auteur évoque la rudesse du voyage de H’razem, mais aussi son habileté à s’adapter et à s’intégrer dans cette société fermée: «Avec une facilité rare pour un étranger, il trouva à louer une chambre à Bab Boujloud (...). Dès le lendemain, il déballa les objets ramenés à dos de mulet de son village.»
H’razem se distingue par son intelligence et son pragmatisme. Bien que son commerce initial échoue, il s’adapte rapidement en exploitant un commerce de feuilles de kif, puis en s’intégrant dans la corporation des tanneurs, une communauté habituellement réticente envers les étrangers. À travers des alliances prudentes, il gravit les échelons sociaux, devenant un personnage influent et prospère: «Rapidement, H’razem se tailla une place par le truchement de plusieurs sympathies, certes prudentes, mais toutefois encourageantes.»
Un moment clé du roman est l’histoire du collier offert à H’razem par sa mère, et qu’il devra vendre pour conquérir Fès: «Ce collier était un présent offert par sa mère juste avant son départ. À la porte du village où elle l’avait accompagné, elle l’avait détaché de son cou pour le déposer, tel un précieux trésor, à l’intérieur de ses paumes ouvertes.» Ce collier maternel symbolise à la fois l’attachement aux racines et le besoin de s’élever au-dessus de la condition d’origine. Le bijou, vendu pour démarrer son commerce, réapparaît plus tard dans le récit, tissant un lien fort entre passé et présent. La figure de la mère plane dans le récit. Le narrateur, en retraçant le parcours des H’razem, semble également s’interroger sur son propre rapport à l’histoire familiale, comprendre comment ces récits anciens influencent son identité et son écriture.
L’initiation à la vie de Moulay Ali, fils de H’razem
Jeune garçon à la fois curieux et renfermé, Moulay Ali, le fils de H’razem, se distingue par une maturité précoce, héritée de son père. Son parcours dans la kissariya où il évolue à Fès, adolescent, à l’ombre des adultes, marque sa première immersion dans les relations humaines complexes, basées sur la confiance et les valeurs claniques: de Moulay Ali, «on louait copieusement son respect de l’engagement souscrit. Dans sa bouche d’adolescent, il y avait une parole d’adulte, disait-on.»
En outre, l’initiation de l’adolescent passe par l’amitié. Le personnage de Boubker, que les mauvaises langues désignent dans la kissariya comme «le fils de l’esclave», pour la couleur de sa peau, prendra sa revanche sur la société fortement hiérarchisée, marquée par une ascension depuis des origines modestes, résonnant avec celle de Moulay Ali.
Le conflit paternel éclate
Lorsqu’il devient adulte, Moulay Ali s’implique dans les affaires de son père. Une tension naît entre ses ambitions personnelles et les attentes familiales. Le récit met en lumière les transformations du Maroc, où les traditions rurales coexistent avec une économie émergente: «Moulay Ali n’était pas du genre à confier à l’espoir ses désirs inassouvis.»
L’héritier cherche la modernisation de l’industrie de Fès, «l’introduction des techniques modernes dans le textile (...) pour être en harmonie avec lui-même, il avait un impératif besoin de savoir, de pouvoir et d’avoir». La tension entre les aspirations personnelles et les devoirs familiaux constitue un enjeu clé pour Moulay Ali.
La naissance d’Adiba, la sœur à l’identité mystérieuse
La naissance d’Adiba, la sœur du narrateur, à l’origine mystérieuse, éclaire d’une lumière crue les zones d’ombre et les tensions enfouies au sein de la famille. Le roman, à ce tournant, transcende les limites du simple récit pour plonger dans des méandres où l’intime se heurte aux non-dits sociaux. Adiba est un miroir des préjugés, une fissure dans la façade du conformisme familial.
Dès ses premiers instants, Adiba impose sa différence. «À peine arrivée au monde, elle exhibait une insolente et abondante chevelure blonde et une peau blanche, laiteuse, deux traits qui ne cadraient aucunement avec les apparences habituelles.» Ses traits physiques détonnent dans la famille. Sa venue brise un équilibre fragile, éveillant doutes et interrogations, comme une pierre jetée dans l’eau stagnante des certitudes familiales.
Les regards se croisent, lourdement chargés d’inquiétude. Adiba est une énigme vivante, une question posée au cœur même des traditions. Lalla Khadija, sa mère, subit une pression muette, mais implacable. Le spectre du soupçon rôde: «A-t-elle fauté?» Le poids de cette interrogation expose les travers d’une société prompte à juger. Le roman, en s’attardant sur cette naissance troublante, invite à sonder davantage les origines du rejet et de la suspicion. Adiba, par sa singularité, peut faire vaciller tout un édifice familial. Elle est une révolution silencieuse, une onde de choc dont les répercussions iront bien au-delà du cercle domestique.
Dans ce roman palpitant de 154 pages, au phrasé poétique, chaque personnage, à travers ses choix et ses dilemmes, reflète les tensions et aspirations d’une société en transition. Fidèle à une écriture introspective et poétique, Lahbabi dresse des tableaux empreints de finesse, où chaque personnage incarne les tensions et aspirations d’une société en quête de son identité. Ce roman, à la croisée de l’intime et du collectif, interroge avec profondeur les notions d’héritage, de mémoire et de transmission, offrant un voyage captivant dans les méandres du temps.
Les écrits de Mamoun Lahbabi se distinguent par une exploration profonde des dimensions sociales et psychologiques de la société marocaine, offrant une introspection sur les relations humaines et les dynamiques sociales. Parmi ses publications notables figurent «Le dernier manuscrit» (éd. Marsam, 2019) et «La Rencontre» (éd. Orion, 2022).
«Le miroir du temps», 156 pages. Éditions L’Harmatan, collection «Lettres d’ailleurs», 2024. Prix public: 210 DH.