Billet littéraire KS. Ep 40. «J’emporterai le feu», de Leïla Slimani, ou comment redorer son blason

L'écrivaine franco-marocaine Leila Slimani. AFP or licensors

«J’emporterai le feu», troisième volet de la saga Slimani, est un portrait d’émigration de la jeune génération marocaine. À travers ses figures féminines, Leïla Slimani questionne le poids des héritages familiaux et des luttes sociales, tout en offrant une critique acerbe des fractures identitaires dans un monde globalisé. Le feu, métaphore de la rébellion et de la liberté, incarne la nécessité de s’extraire des carcans sociaux et familiaux pour trouver son propre chemin.

Le 28/02/2025 à 11h03

Leïla Slimani, prix Goncourt en 2016 pour «Chanson douce», se distingue par son talent à conjuguer l’intime et le politique. Avec «J’emporterai le feu», elle clôt une trilogie («Le pays des autres») amorcée avec «La guerre, la guerre, la guerre» (Gallimard, 2020) et poursuivie avec «Regardez-nous danser» (Gallimard, 2022). Plus qu’une saga familiale, cet ensemble offre une exploration poignante des fractures identitaires à travers plusieurs générations de femmes et d’hommes pris entre deux mondes. Derrière le tableau se dégage la biographie personnelle, romancée, de l’auteure, où elle règle ses comptes avec le passé.

Un destin féminin entre déracinement et liberté

Le troisième opus s’intéresse à Mia et Inès, filles d’Aïcha et Mehdi, nées à la fin des années 1970. C’est la jeune génération de la saga familiale. Le récit s’ouvre sur un monologue de Mia, qui en 2021, plongée dans la dépression après avoir contracté la covid-19, est incitée par son psychologue à rechercher sa «madeleine». Ainsi débute une plongée dans la mémoire familiale, à travers des figures féminines qui rythment l’histoire. Dans cette famille, il y a Mathilde, Alsacienne ayant tout quitté pour suivre son mari marocain, incarnant le choc des cultures et la difficulté de s’intégrer dans une société où elle se sent une étrangère. Aïcha, gynécologue-obstétricienne engagée pour les droits des femmes, qui se bat pour offrir aux Marocaines une autonomie sur leur propre corps malgré les tabous. Selma, la grand-tante libre et indépendante qui fait face à l’essor d’un islamisme radical, témoin des changements profonds qui bouleversent la société marocaine. Ce sont elles qui forgent la personnalité de Mia et Inès, confrontées à l’hypocrisie sociale et aux contradictions de leur époque:

«À la maison, on pouvait critiquer le voile, le fanatisme, s’emporter contre ces horribles barbus qui menaçaient l’écrivain Salman Rushdie. Mais ça ne marche pas comme ça ici. Dehors, il ne fallait pas en parler, ne pas provoquer, faire semblant de respecter la bienséance. Ses parents étaient des hypocrites et Mia se sentait humiliée en constatant qu’ils n’étaient pas libres.»

Les parcours de ces femmes s’entrelacent avec les bouleversements de leur époque, notamment la montée du conservatisme et du poids des traditions. Mais aussi le drame qui va frapper leur père. Mia et Inès doivent apprendre à naviguer entre ces tensions pour construire leur propre identité. De leur côté, Mathilde et Amine, toujours à la ferme, vieillissent dans un domaine agricole devenu prospère.

Une fresque recomposée sur la famille et le pouvoir

Le Maroc des années 1980. Mehdi, économiste respecté de prime abord, devient président du Crédit commercial du Maroc avant d’être victime d’une dénonciation calomnieuse qui le mènera à la prison. Aïcha, sa femme, médecin, est enceinte de leur deuxième enfant. Mehdi prend à bras-le-corps sa nouvelle mission, mais tombe dans la corruption. Ce basculement met en lumière la part d’ombre dans la vie de la narratrice. Des affaires tumultueuses frappent la génération précédente.

«Ne transige pas avec la liberté», murmure Mehdi à sa fille Mia, l’exhortant à l’exil pour échapper aux carcans sociaux. Mia, attirée par les filles, doit taire sa nature profonde et choisira l’expatriation, avec la bénédiction de son père. «Mia, va-t’en et ne rentre pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu.»

Mia et Inès, les deux filles de Mehdi et Aïcha, grandissent dans cet environnement familial, à l’intérieur d’un cocon. C’est, vis-à-vis de ce Maroc qui sera peu aimé, un sauve-qui-peut! Cette tension identitaire, et ce rejet éprouvant du Royaume, va-t-il déboucher sur une accalmie?

Mais la France, si proche et si lointaine, ne se révèle pas plus accueillante: «Lorsque Mia et Inès, étudiantes, arrivent en France, elles parlent le français, elles connaissent ce pays, mais l’inverse n’est pas vrai. Les gens ne savent rien d’elles, de leur culture, de leur langue. Les gens ont l’impression de connaître le Maroc, de pouvoir faire des commentaires dessus, alors qu’ils n’en savent rien.»

Cette confrontation avec l’ignorance et les préjugés révèle une fracture toujours présente, un décalage entre ceux qui portent en eux plusieurs mondes et ceux qui n’en connaissent qu’un: «Elle avait l’intuition que pour s’assimiler, il fallait se dissoudre, s’effacer, annuler le passé. Que le prix de l’intégration, c’était aussi la perte d’une certaine intégrité. Elle était la Petite Sirène et si elle voulait des jambes, si elle désirait marcher dans le monde des humains, beaux et merveilleux, il fallait qu’elle en paie le prix. Mais elle ne se résolvait pas à devenir muette.»

Ce parcours d’exil, entre désillusion et espoir, illustre une réalité universelle: celle des immigrés qui fuient une vérité dérangeante, un lourd poids familial, et cherchent leur place dans un pays qui les perçoit comme étrangers, malgré des racines culturelles partagées. Il s’agit aussi d’un narcissique bras d’honneur à son passé, et le choix (libérateur?) de se débarrasser d’une partie de soi. Toute l’oeuvre est traversée par ce sentiment étouffant de départ, de fuite, de secret entassé après une faute originelle jamais avouée.

La métaphore du feu

Dans «J’emporterai le feu», la littérature devient refuge et arme. Mia trouve dans les livres un rempart contre la solitude et le rejet: «Elle lisait partout, tout le temps. À l’arrêt de bus, dans la queue au supermarché et même à table, quand elle déjeunait seule au restaurant. Les livres la protégeaient, la sauvaient de la honte que l’on éprouve à être seul.»

L’écriture, à la fois fluide et monotone, s’inscrit dans une lignée de récits où l’intime rencontre l’histoire, où chaque personnage incarne une facette des tensions entre modernité et tradition, exil et enracinement, héritage désavoué (honteux) et culpabilité. Le personnage de Mehdi, à travers ses épreuves, incarne la figure du père déchu, mais lucide.

L’auteure s’affranchit des conventions du genre en déconstruisant la narration. Elle navigue sans cesse entre différentes époques et varie constamment de perspective. Chaque événement est livré à travers les yeux d’un personnage s’attardant sur chacun d’eux avec une grande finesse. Chaque figure prend vie, dense et attachante, et se révèle dans toute sa complexité. Son propre héritage familial semble résonner avec les histoires qu’elle dépeint. Leïla Slimani adopte, à son habitude, une distance subtile vis-à-vis des situations qu’elle explore.

«J’emporterai le feu», Leïla Slimani, 432 pages. Éditions Gallimard, 2025. Prix public: 140 DH.

Par Karim Serraj
Le 28/02/2025 à 11h03

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