Ouvrage de synthèse de l’histoire du Maroc, le dernier livre de l’historien français natif de Meknès, Bernard Lugan, prend pour point de départ l’Antiquité pour dérouler la trame historique, politique, religieuse et socio-culturelle du Maroc jusqu’à nos jours.
L’intérêt de ce livre réside ainsi dans son interdisciplinarité en ce que son auteur puise ses sources tant dans l’histoire que dans la géographie, mais aussi la linguistique pour mieux apporter au lecteur une vision globale de ce que fut le Maroc, et ainsi mieux appréhender le présent, ses enjeux politiques, sociaux et économiques, à la lumière d’un fascinant et complexe passé.
Le Maroc, cette «vieille nation chargée d’histoire» fait ainsi partie des «rares États ayant une profondeur historique comparable», écrit l’auteur en présentation de son ouvrage, car, rappelle-t-il, «en 987, quand Hugues Capet fut élu roi de France, la monarchie marocaine avait déjà 199 ans d’existence».
Aux origines du Maroc millénaire
La première étape de ce long voyage dans le temps nous emmène ainsi dans le Maroc avant l’Islam, cette terre que foulèrent les premiers hommes il y a plus de deux millions d’années, et auxquels succédèrent les ancêtres des actuels Berbères, qui s’y installèrent vers 10.000 avant J.-C.
Sur l’origine des Berbères, que les Grecs appelaient «Libyens», et dont la langue fait partie de la famille afrasienne, les hypothèses divergent et leur attribuent des origines du Proche-Orient ou encore d’Ethiopie-Erythrée. La religion des Libico-Berbères reposait alors sur l’existence d’un au-delà, de l’immortalité de l’âme et les dieux alors vénérés étaient les forces naturelles, telles que les montagnes, les sources, les arbres.
Dès le IVe siècle, dans le nord-ouest de l’actuel Maroc, se constitue une fédération de peuples et de tribus qui donne naissance au royaume de Maurétanie, ou Royaume des Maures, qui s’étend de l’Atlantique au fleuve Mulucha (Moulouya).C’est cette même région qui va ensuite être prise dans le jeu des rivalités entre Carthage et Rome, à partir de la seconde moitié du dernier millénaire avant J.-C.
Bernard Lugan explore ainsi dans le premier chapitre de son livre les différents liens, basés sur le commerce, qui vont s’établir entre Carthage, puis Rome, avec les tribus berbères du Maroc, jusqu’à l’émergence, sous administration romaine, de la Maurétanie Tingitane, dont Tanger devient le chef-lieu, pendant près de deux siècles.
Entre islamisation acceptée et arabisation refusée, la naissance d’une nation marocaine
Le livre s’attarde aussi sur la fin du IIIe siècle, qui marque la fin d’une période de paix, avec l’arrivée en Afrique du Nord, mais pas au Maroc, des Vandales et des Byzantins. Nous sommes alors à la veille de la conquête arabo-musulmane, le Maghreb est en profonde crise, et la question de l’ampleur de la romanisation et de la christianisation se pose. Car dans une Afrique du Nord où le christianisme a fait de nombreux adeptes, à l’exception de la Tingitane où les Berbères n’ont majoritairement pas voulu se convertir, comment expliquer que l’islamisation ait rencontré si peu de résistance? Une question cruciale à laquelle l’auteur s’emploie à répondre dans le second chapitre consacré à l’islamisation et à la naissance de la nation marocaine, sur une période s’étendant de 681 à 974.
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La conquête arabo-musulmane prend alors des formes très différentes en fonction des pays. Bien accueillie en Égypte, elle s’oppose en revanche à la résistance des Byzantins et des Berbères du Maghreb central et oriental, actuelles Algérie et Tunisie. Maisau Maroc, si l’islamisation n’a pas de grande difficulté à s’installer, c’est en revanche une autre histoire pour l’arabisation qui, elle, se heurte à de nombreux écueils.
On découvre alors un pays moins romanisé, «moins christianisé que les anciennes provinces romaines de l’est du Maghreb». En effet,«le Maroc berbère semble être passé du paganisme à l’islam sans hésitation», relève Bernard Lugan. Toutefois, si le Maroc berbère a été rapidement arabisé au point de vue cultuel, et dans une moindre mesure au point de vue culturel, celui-ci fut ethniquement tardivement arabisé «puisqu’il fallut attendre les XIème et XIIIème siècles pour noter l’arrivée des premiers noyaux conséquents de population arabe».
Ainsi, poursuit l’auteur «la résistance de la berbérité à l’arabisation fut une constante qui se manifesta d’abord dans le cadre d’un islam dissident, qu’il s’agisse du kharijisme, du chiisme ou de l’hérésie barghwata». Ce n’est paradoxalement pas en s’opposent à l’Islam que les Berbères réussirent à maintenir leur identité, mais en se coulant dans son moule.
C’est à ce paradoxe que se heurtèrent les Omeyyades, car avec le Kharijisme, l’actuel Maroc rompit religieusement et politiquement avec l’Orient arabe pour retrouver son indépendance et donner naissance aux Idrissides.
La saga des dynasties marocaines
L’auteur consacre à chaque dynastie un chapitre de son livre et débute ainsi l’histoire de ces incroyables lignées par la saga des Idrissides, nés d’une coalition berbère autour des Awarba, et qui s’imposent de 788 à 974. On leur doit notamment la fondation de la ville de Fès, la création d’un début d’administration avec un Makhzen composé d’Arabes et la naissance de l’État marocain.
Après s’être épuisés dans de sanglantes guerres civiles et familiales jusqu’en 985, affaiblis par les Fatimides orientaux et les Omeyyades de Cordoue, ils cédèrent la place aux Almoravides, des guerriers venus du désert, animés par une volonté purificatrice et menés d’une main de fer par Youssef Ibn Tachfine. C’est le début de l’Empire marocain du Sénégal à Al-Andalus, du Xe au XIIIe siècle.
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Bernard Lugan nous emmène ensuite sur les traces de l’incroyable parcours des Almohades, dynastie berbère née dans l’Atlas marocain et fondée par Ibn Toumert au XIIe siècle. A la différence des Almoravides, qui affirmaient leur soumission au calife de Bagdad, les Almohades entendent refonder tout le monde musulman dans sa vision originelle et rejettent la suzeraineté abbasside pour mieux se séparer de l’Orient.
Les Mérinides puis les Wattassides régneront ensuite entre 1258 et 1554, puis le siècle suivant sera celui des Saâdiens, entre 1554 et 1650, marqué par la renaissance politique, économique et intellectuelle du Maroc. Pour la première fois depuis les Idrissides, le Maroc n’allait plus être gouverné par des Berbères.
A contrario des historiens qui voient dans la fin du règne de Saadiens un bilan négatif, Bernard Lugan lui n’est pas aussi tranché et leur reconnaît la canalisation autour d’eux de la réaction nationale et islamique contre le Portugal, l’écartement du danger turc ainsi que le rayonnement intellectuel et économique du Maroc résultant principalement de la victoire d’El Makhazen, de la conquête de l’Empire songhaï et de l’essor de la course salétine. C’est aussi à la dynastie saâdienne que le Maroc doit alors son ouverture sur le monde avec des influences venues d’Europe, de Turquie, d’Andalousie et d’Afrique noire.
Survient enfin, dès 1636, la dynastie alaouite, issue du Tafilalet. Venus d’Arabie et originaires de la région de Yanbo, dans le Hedjaz, les Alaouites sont d’authentiques chérifs puisqu’ils descendent de Hassan, fils de Fatima, elle-même fille du prophète Mohammed et de Ali son gendre. Raison pour laquelle, explique l’auteur, ils sont désignés sous le nom de Hassaniens. C’est à cette dynastie, marquée notamment par le règne de Moulay Ismaïl, contemporain de Louis XIV, entre 1672 et 1727 que le Maroc doit son unité.
Le présent à la lumière de l’histoire
L’actualité contemporaine et les rapports diplomatiques du Maroc se dévoilent sous un nouveau jour à la lecture de l’histoire du Maroc, d’autant que la question des conséquences de la colonisation se pose aujourd’hui plus que jamais. C’est ainsi sous le règne de Sidi Mohammed Ben Abdellah, entre 1757 et 1790, que les États-Unis sont reconnus par le Maroc et que dix ans plus tard, est signé le traité de Paix et d’Amitié, entre les deux pays, le plus ancien traité du genre dans l’histoire des États-Unis d’Amérique.
C’est ce même sultan qui mettra fin à la présence portugaise à Mazagan et fera construire la plus grande partie de la ville de Mogador et de ses fortifications par 400 prisonniers chrétiens. La politique d’ouverture extérieure pratiquée par le sultan se traduisit également par la modernisation et l’équipement du port de Dar el Beida.
L’un des titres du sultan, «Souverain de Gao et de Guinée», en dit long sur le rayonnement du Maroc et la réalité géopolitique de l’époque, car, explique Bernard Lugan, nombre de tribus reconnaissaient son autorité et à Tombouctou, la prière était dite en son nom.
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Autre actualité que l’on revisite avec ce bond dans l’histoire, les relations triangulaires entre le Maroc, l’Algérie et la France. La question algérienne occupe ainsi un sous-chapitre du livre, alors qu’en 1830, la France avait pris Alger et qu’il«fut bientôt évident qu’elle n’allait pas se contenter d’occuper une mince bande littorale à l’ouest de la ville». Et l’auteur de rappeler que«dans un pays qui n’existait pas, aucune résistance nationale ne se manifesta». En effet, est-il expliqué, «le pays n’avait pas de nom, puisque le nom d’Algérie lui fut donné le 14 octobre 1839 par le général Antoine Schneider, ministre de la Guerre sous la monarchie de Juillet dans le deuxième gouvernement Soult».
Ce n’est que sous l’impulsion de Abd El Kader, dont la tribu se rattachait à la lignée des Idrissides, les fondateurs du premier État marocain au XIe siècle, que la résistance se mit en place. Celui-ci a pu ainsi compter sur le soutien du Maroc et de son peuple, qui le considéra comme le Khalifa du sultan marocain et lui envoya armes et vivres, bien que lié par un traité de neutralité sur la question algérienne avec la France. C’est aussi au Maroc que Abd El Kader trouva refuge, après avoir été défait.
Aux origines d’un conflit
C’est à cette époque, en 1844, que va se jouer également le premier acte d’un conflit frontalier franco-marocain, aux abords des lisières nord-est du Sahara. Les tensions avec la France, les revendications des puissances européennes s’ensuivent et donnent lieu au début du dépeçage du Maroc et aux mutations du pays, des sujets brûlants auxquels l’auteur consacre le chapitre «la question marocaine» (1873-1908).
Les derniers chapitres de ce livre qui se dévore d’une traite explorent tout d’abord les années 1908 à 1927, période cruciale pendant laquelle trois sultans se succédèrent, et qui vit le règlement de la «question marocaine», au terme de graves tensions qui aboutirent à l’instauration du protectorat français sur l’empire chérifien. Lyautey, et sa volonté de ne «pas algérianiser le Maroc», occupent une place centrale de ce chapitre, au même titre que les luttes pour l’indépendance ainsi que les conséquences de la colonisation sur la société marocaine.
Vient ensuite le temps du règne de Mohammed Ben Youssef, Mohammed V, et de la libération nationale (1927-1961), puis celui de Hassan II et des mutations qui transformèrent le visage du Maroc entre 1961 et 1999 et enfin, ultime chapitre, le Maroc de Mohammed VI, le 23ème souverain de la dynastie alaouite, qui a changé en profondeur le style de gouvernement du Maroc.
«Ayant commencé par rajeunir les cadres de l’État, il s’entoura d’hommes de sa génération avant d’entreprendre de profondes réformes tenant au statut de la femme, à l’État de droit, à la reconnaissance de la berbérité et à la décentralisation. Il définit également une nouvelle politique étrangère illustrée par le grand retour du Maroc en Afrique», rappelle l’auteur en préambule du chapitre consacré au Roi Mohammed VI. L’essor de l’économie, la régionalisation, le code de la famille, l’industrialisation, la réforme de la constitution, l’évolution irréversible du dossier du Sahara et la politique africaine sont parmi les traits distinctifs du 23ème roi de la dynastie alaouite.
«Histoire du Maroc. Des origines à nos jours». 2ème édition. Paru en Janvier 2023, aux éditions Ellipses. 408 pages. 29 euros