Le régime les a assassinés. Mais ces morts hantent le Système. Colonel Amirouche, Krim Belkacem, Abane Ramdane, Mohamed Khider, Mohamed Boudiaf… Chaque nom est un rappel que l’Histoire ne se plie jamais totalement aux récits officiels. Elle revient, avec ses fantômes, frapper à la porte.
L’histoire des «six» pères fondateurs de l’Algérie dissimule une vérité explosive. Ces hommes, célébrés aujourd’hui comme des héros, furent pourtant traqués, exécutés par le régime. Leurs familles jetées à la rue, leurs biens volés, leur mémoire– surtout– effacée. Krim Belkacem, l’un d’eux, fondateur historique du FLN, signataire des accords d’Évian, incarne cette fresque politique sanguinolente grandiose, que le puzzle de Farid Alilat agite telle une boite de Pandore. L’enquête sur la mort de Krim Belkacem sert de fil rouge pour explorer les archives cachées et les témoignages étouffés. Une époque sur laquelle Houari Boumediene se confiera, en 1966, en ces termes au journaliste Claude Roy du Nouvel Observateur: «J’ai les mains rouges de sang, trempées dans le sang, nous avons tous les mains rouges. Je ne crois pas au socialisme sans potence» (rapporté dans l’ouvrage). Celui qui parle ainsi n’a pas tiré une seule balle contre l’armée française. Resté planqué avec «l’armée des frontières», au Maroc et en Tunisie, jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, Houari Boumediene n’a fait entendre le bruit de la poudre que contre les Algériens qui ont survécu à la guerre de libération. Ses mains ont trempé uniquement dans le sang des Algériens. Un conte de Barbe-Bleue donc, où les portes interdites s’ouvrent enfin, révélant les cadavres dissimulés du pouvoir.
1984: des funérailles qui accusent
Quatorze ans après la disparition de Krim Belkacem dans une chambre d’hôtel à Frankfort, le régime tente de le réintégrer dans le panthéon des héros nationaux. Lors des obsèques officielles à Alger en 1984, le fils de Krim, Ahmed, pointe Kasdi Merbah, ancien chef de la sécurité militaire: «Voici l’assassin de notre père». Le secrétaire général du FLN présent à la cérémonie, Mohamed Chérif Messaadia, a profité du bannissement de la famille Krim en s’appropriant leur maison. Le cimetière devient un symbole macabre. La dépouille de Krim, rapatriée d’Allemagne de l’Ouest, côtoie celles de ses bourreaux, partageant l’éternité sous le même sol, scellant «l’ambiguïté calculée du régime». L’hommage n’est qu’un simulacre du récit national que souligne le départ précipité de Chadli Bendjedid après l’enterrement.
La genèse de l’exécution: un huis clos glaçant
Le livre décrit, avec une précision clinique, les étapes d’un guet-apens minutieusement planifié, où chaque élément– identités falsifiées, lieux choisis, manipulations– participe d’une mise en scène morbide. Le voyage de Krim Belkacem, le 18 octobre 1970 à Frankfort, présenté comme une routine, est en réalité le déclencheur d’un piège mortel que lui tend Hamid Aït Mesbah (alias Azzedine). Ancien maquisard du FLN formé par le MALG (services de renseignement algériens), c’est un homme «au sang-froid d’un serpent», capable de «mentir, dissimuler, manipuler». Il fait croire au chef historique qu’un complot est ourdi par des officiers de l’armée algérienne pour éliminer Boumediene, et qu’il lui incomberait bientôt de prendre la relève. Le projet nécessitant des fonds et des armes joue sur les espoirs persistants de Krim Belkacem de reprendre le pouvoir, trois ans après sa condamnation à mort par le dictateur et sa fuite au Maroc. Farid Alilat dépeint un Krim lucide, mais fatigué, encore habité par un idéal de résistance, mais affaibli par la trahison, le temps et l’exil. Selon l’auteur «Krim Belkacem, malgré lui, est devenu l’incarnation d’un rêve algérien différent […] du refus du populisme arabo-islamique, de l’identité unique et du parti unique».
Sur place, la ville offre aux exécutants un cadre propice à l’exfiltration, grâce à des complicités allemandes, comme Paul Dickopf, ancien SS et chef d’Interpol, lié à la police algérienne. Ces détails de l’auteur révèlent les réseaux transnationaux de la répression de Boumediene où collaborèrent d’anciens nazis et les services arabes (dont l’Egypte qui autorise l’assassinat de Krim Belkacem). Son exécution à l’hôtel Intercontinental marque l’aboutissement d’une logique de purge, où les services secrets (sous Kasdi Merbah) deviennent l’instrument d’une terreur d’État. Et il «faut tuer Krim le jour même où il a créé son mouvement d’opposition», le MDRA, aux ambitions politiques démocratiques pour l’Algérie, bête noire de Boumediene. Le détail des fausses identités, l’attente obsessionnelle de Krim, ses gestes méticuleux accentuent l’atmosphère de conspiration froide et professionnelle: «Krim est dans sa chambre au vingtième étage lorsqu’on lui annonce du téléphone de la chambre double 1414 que le couple Fatiha et Mahfoud est arrivé. Il prend la boite de chocolats, le bouquet de fleurs, le foulard, et se dirige vers l’ascenseur pour descendre au quatorzième accueillir ses amis.» Tout est déjà joué. Le décor est planté. L’hôtel devient théâtre du crime d’État, à la manière d’un huis clos tragique. À Alger, le silence est imposé: médiatique, politique, historique. L’information est «vite évacuée» et la consigne sera mortelle: «l’omerta. Personne ne doit parler».
Boumediene, maître du jeu
L’auteur répond à la question fondamentale de l’enquête: «Qui a ordonné l’assassinat de Krim Belkacem?» Sa conclusion est sans détour: Houari Boumediene. La chaine des responsabilités est retracée. En Allemagne, un commando de trois hommes a procédé à l’élimination physique. Outre Hamid Aït Mesbah, l’hameçon, deux autres exécutants faisaient partie de l’équipée: Mohamed Ouslimani, haut cadre de l’État algérien, qui a voyagé sous le pseudonyme de Mohamed Debaï, et un certain Mohamed Salah, qui détenait un faux passeport marocain, dont l’identité n’a jamais pu être relevée par les services secrets allemands sur lesquels se base en partie le livre de Farid Alilat.

A l’étage supérieur, quatre figures sombres du régime qui ont supervisé le guet-apens. Kasdi Merbah, le maître espion, chef de la SM, décrit comme un «maître de l’ombre», il incarne la peur institutionnalisée: «Flicage, arrestations, torture, disparitions, assassinats… les gens tressaillaient en prononçant les lettres SM» Ahmed Bencherif, le brutal commandant de la Gendarmerie nationale. Son portrait est insoutenable: «Il a étranglé les pauvres prisonniers avec un fil de fer avant de leur uriner dessus.» Ahmed Draïa, le policier aux amitiés nazies qui connaissait personnellement «l’attaché de presse de Goebbels» et avait fait main basse sur la fortune en or et bijoux de la famille de Belkacem à son bannissement d’Algérie. Enfin, Kasdi Merbah, de son vrai nom Abdallah Khalef, ancien patron de la Sécurité militaire, de 1962 à 1979. Il devient chef du gouvernement de l’Algérie du 5 novembre 1988 au 9 septembre 1989.
Tous sont aux ordres de Houari Boumediene. Le FLN transforme un assassinat interne en acte de bravoure. L’opinion publique ne saura jamais la vérité.
Un placard plein de cadavres
L’enquête remonte les fils d’autres assassinats de l’ère Boumediene jamais élucidés. Tel celui d’Abane Ramdane en décembre 1957 dont aurait été tenu avisé Krim Belkacem, qui a choisi la compromission et le silence par opportunisme. L’élimination de Abane Ramdane représentait la victoire des colonels sur les politiques, préfigurant le régime autoritaire qui s’installera après 1962. Lui, «franc, impétueux, cassant», voulait instaurer en Algérie la primauté du politique sur le militaire. Il incarnait l’idéal du Congrès de la Soummam (août 1956), où il a imposé une direction collégiale et une stratégie de légitimation internationale de la cause algérienne. Il sera étranglé par Abdelhafid Boussouf, surnommé par le régime «L’homme à la virgule». Son livre de chevet: «Le viol des foules» de Serguei Tchakhotine. Boussouf avait édifié un État policier au sein même de la révolution, éliminant les rivaux. Le récit revient sur les fractures qui gangrènent le FLN, décrivant un maquis idéologique divisé par les égos, les rivalités régionales, et les frustrations militaires: «Une vraie pétaudière».
Le texte ne nous épargne rien: ni l’inhumanité des conditions, ni la lente agonie des corps jetés comme des déchets, ni la présence des chiens errants tentant de déterrer les suppliciés. Une image apocalyptique, terrible, digne de Dante. Le lecteur comprend au fil des pages que cette révolution s’est en réalité transformée en machine à broyer ses propres enfants: «Ceux qui prenaient le pouvoir, après des fratricides sanglants, effaçaient discrètement ceux qui furent leurs concurrents.»
La préface de Kamal Daoud: un billet de 2.000 dinars pour tout solde
Dans sa préface percutante qui introduit à «Un crime d’État», le prix Goncourt Kamal Daoud prévient: l’ouvrage ne se contente pas de lever le voile, à travers des documents inédits, sur une période meurtrière, mais démolit pièce par pièce le «récit national teinté de manipulations et de modifications». L’Algérie, dit-il, c’est comme cette fameuse photo des «six» pères fondateurs (Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem et Larbi Ben M’hidi) qui figurent sur le nouveau billet de 2.000 dinars émis en 2021 par la Banque d’Algérie: on n’arrive jamais à s’émanciper du cadre, du mythe, du figement. L’image théâtrale masque le destin tragique de chacun des hommes. Ils refont surface après avoir été longtemps évincés de l’iconographie officielle. Et Kamal Daoud de se demander faussement: l’État algérien aurait-il instrumentalisé ce billet pour verrouiller le passé? Les coups d’État, les purges du FLN, les mains rouges de Boumediene & Co., tout est gommé au profit d’une unité nationale fictive qui cherche à s’énoncer, sous l’ère Tebboune, dans le billet. Le choix des figures révèle une tentative de figer un récit mythique. L’introduction des «six» dans l’imagerie de l’État traduit une réappropriation historique. Mais sous la strate héroïque, dont se pare l’indépendance, ces destins tragiques cristallisent la déchéance de la révolution algérienne.
«Un crime d’État», Farid Alilat, préface Kamal Daoud. Éditions Plon, 280 pages, 2025. Prix public: 270 DH.
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