Les crises identitaires ont parfois cela d’étrange qu’elles brouillent les repères, mythifient le passé, enjolivent l’avenir en cultivant le rêve avant le réveil brutal.
Nous avons vu, il y a quelque temps à Constantine, le président algérien prononcer, lors de son meeting qui entamait sa campagne présidentielle, un discours euphorisant présenté comme «résolument tourné vers l’avenir», marqué non seulement par une «volonté d’écrire une nouvelle ère» (avec ses réalisations fantasmagoriques, ses prouesses économiques, ses fanfaronnades populistes sur sa capacité à entrer à Gaza…), mais également marqué par la réécriture de l’Histoire.
A l’entendre, les Almohades seraient Algériens au même titre que les Fatimides, les Hafsides, les Zirides, les Hammadides, les Aghlabides…
Ce qui est sous-entendu implicitement à Constantine par le chef de l’Etat en personne est relayé de manière claire et assidue sur les réseaux sociaux par différents types de profils.
Pour notre part, nous avons le choix: détourner le regard face à la démesure de toutes ces prétentions ou revenir encore et toujours aux éclairages de l’histoire.
Il aurait été question de mettre en avant les brassages ethniques et culturels et les liens divers entre les différents pays de la région, nous aurions été les premiers à mettre en avant ces principes de fraternité, mais impossible d’assister impassibles à ces techniques, désormais usées, de dépossession consistant à construire du sens sur le dos des voisins.
Il n’échappe à personne que le fondateur du mouvement et de l’Etat almohade est Mohamed ben Toumert, né en 1070 dans les montagnes de l’Anti-Atlas, précisément au sein du village Iguiliz n Warghen, en référence à la tribu Arguen (appelée selon la forme arabisée, Hargha), qui est reliée aux sédentaires Masmouda.
L’historien et religieux libyen, auteur de plusieurs ouvrages, Ali Mohammed Sallabi, affirme en ce sens dans son livre ( دولة الموحدين): «Il est le premier et le seul à avoir planifié l’établissement de l’État almohade, ouvert la voie et jeté les bases de sa fondation.»
Le linguiste français René Basset qualifie quant à lui Mohamed ben Toumert de «fondateur de l’empire des Almohades».
En Algérie même, le chercheur et enseignant universitaire Zahir Ihaddaden écrivait, dans son «Regard sur l’histoire de l’Algérie» qu’il était «fondateur de la dynastie almohade qui a régné sur le Maghreb au XIIème et XIIIème siècles».
Les sources abondent sur son rôle en tant qu’érudit -flambeau de la foi et océan débordant de science selon les propos d’Ibn Khaldoun-, ainsi que sa stature de réformateur religieux, de chef spirituel et d’habile politique doté d’une intelligence redoutable.
Son système, des plus hiérarchisés, soumis à une discipline rigoureuse, se présente sous forme de pyramide où il se trouve au sommet. Vient son Conseil des Dix qui réunit ses premiers compagnons. Puis, son Conseil des Cinquante fait des dignitaires des tribus, inspiré des traditions communautaires locales. Sa caste de tolba (aspirants aux études) est chargée pour sa part d’apprendre puis de diffuser les fondements du dogme aux populations, remportant chaque jour des foules d’adhésions. Sans oublier la masse des partisans, divisés en sections et structurés en tribus, avec au premier rang Hargha, sa tribu natale, suivie de Tinmel, sa tribu d’adoption.
Personne ne peut ignorer non plus le rôle d’Abdelmoumen al-Goumy, rencontré par Ben Toumert dans la région de Mellala, près de Bejaïa, lors de son chemin de retour de son long séjour en Orient.
Celui-ci en dira plus tard, après la débâcle de Bhira près de Marrakech contre les troupes almoravides: «Tant qu’Abdelmoumen est encore vivant, c’est comme si nous n’avions perdu aucun guerrier. Notre empire est sauvé puisque Abdelmoumen vit!».
Il est incontestable qu’Abdeloumen est né dans ce qui fait partie aujourd’hui du territoire algérien, au nord-ouest du pays, dans la région de Nedroma, au sein des Zénètes Goumiya qui résidaient dans les montagnes de Trara, entre Tlemcen et la côte Méditerranée.
Nous n’allons pas polémiquer ici autour de questions de frontières à cette époque clef, mais retenons, en tout état de cause, que c’est dans les montagnes du Haut-Atlas qu’Abdelmoumen s’est établi auprès de son maître qui l’a choisi et formé en tant que lieutenant, pendant que lui veillait à un prosélytisme frénétique afin de mobiliser d’autres combattants tout en assurant l’organisation de l’Etat.
C’est dans la mosquée de Tinmel qu’Abdelmoumen avait été élu par les dix compagnons, puis par le groupe des cinquante formé par les dignitaires des tribus de l’Atlas et par les populations venues de différentes régions pour lui prêter serment.
Un de ses principaux soutiens était Abou-Hafs, le grand chef de la tribu masmoudienne des Hintata résidant dans le Haut Atlas, qui avait accordé à Abdelmoumen sa fille comme épouse et aidé de tout le poids de son autorité à cimenter l’édifice de cette puissance dont le Mahdi avait jeté les fondations.
Abdelmoumen continua à suivre les conseils de son maître défunt, consistant notamment à ne pas descendre dans la plaine, au risque de s’y voir battre par les Almoravides sahariens; ou encore, à battre des pièces de monnaie sous forme de dirham carré, renouant avec la vieille prophétie accolée au Mahdi.
Tinmel, ermitage fortifié, établi par Ben Toumert dans la haute vallée de la rivière Nfis, au milieu de ses frères Masmouda, est resté de tout temps un foyer spirituel pour les Almohades, le centre de leur culture doctrinaire et une base militaire au sommet d’un roc inexpugnable.
Point de départ pour la guerre contre les Almoravides et contre leurs docteurs religieux, Tinmel reçut la sépulture du chef almohade mais aussi différents sultans de la dynastie, tel Abou-Yaâqoub Youssef, avant de devenir leur dernier refuge, lieu de proclamation d’Ishaq où ils ont été rattrapés et décimés par les troupes mérinides.
Il va sans dire que Marrakech fut, le long de leur règne comme durant le pouvoir des prédécesseurs Almoravides, le siège de leur gouvernement et la capitale de leur vaste empire unificateur du Maghreb et d’al-Andalus.
Et lorsque le pouvoir almohade commença à tirer vers sa fin, un des descendants d’Abou-Hafs, de son nom Abou-Zakariya Yahya, déclara son indépendance et fonda la dynastie hafside, du nom d’Abou-Hafs al-Hintati, qui régna pendant trois siècles avec pour capitale Tunis, en signant avec l’émergence de nouvelles entités, le morcellement de l’empire.