Boualem Sansal: «Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc»

Boualem Sansal, écrivain et essayiste algérien, auteur de "Le français, parlons-en!", aux éditions du Cerf.

Boualem Sansal, écrivain et essayiste algérien.

À l’occasion de la sortie de son nouveau livre «Le français, parlons-en!», aux éditions du Cerf, Boualem Sansal, écrivain et essayiste algérien, était l’invité de l’émission «Frontières», diffusée sur YouTube le 3 octobre. Censuré dans son pays pour ses prises de position très critiques à l’égard du pouvoir, l’écrivain de renom explore au cours de cet échange les dessous de la culture française à la lumière de l’histoire des relations franco-algériennes et de la relation triangulaire entre la France, le Maroc et l’Algérie.

Le 06/10/2024 à 13h48

Pour Boualem Sansal, ancien haut fonctionnaire dans l’industrie en Algérie, ce plaidoyer pour la langue française est l’occasion d’évoquer l’Algérie d’hier, d’aujourd’hui et de demain et de dresser un parallèle entre la situation actuelle de la France et celle de l’Algérie avant la guerre civile des années 1990. Sur le plateau de l’émission Frontières, l’écrivain qui vient d’obtenir la nationalité française revient ainsi sur des épisodes marquants de l’histoire des relations entre la France, l’Algérie et le Maroc, afin de mieux appréhender l’affaiblissement de son rayonnement culturel et la perte de vitesse de la francophonie en Afrique et au Maghreb. Au cœur de la culture française, dont la langue est aujourd’hui empreinte d’influences étrangères, la relation de la France avec ces deux pays du Maghreb occupe en effet une place centrale.

La désignation d’un ennemi, la clé de la légitimité du pouvoir algérien

Pour mieux contextualiser la chose, Boualem Sansal, qui, a contrario de beaucoup de ses compatriotes, considère que l’Algérie doit beaucoup à la France, et non l’inverse, remonte le fil de l’Histoire, jusqu’à la colonisation de l’Algérie par la France, la guerre d’indépendance qui s’en est suivie et l’installation d’un «pouvoir idéologique à la soviétique», lequel tire sa légitimité auprès du peuple en «s’inventant un ennemi».

Dans le cas de l’Algérie, explique l’écrivain, il s’agit en l’occurrence de la France, que l’on maintient dans ce rôle d’ennemi en alimentant un récit destiné au peuple: «nous avons gagné la guerre, nous avons chassé la France, mais par le biais du néocolonialisme, elle est en train de revenir, elle nous crée des problèmes, elle est en train de nous voler nos cadres, non pas qu’elle ait besoin d’eux, mais pour que nous soyons en situation de régression», résume Boualem Sansal en synthétisant le discours officiel du régime d’Alger qui s’emploie à faire perdurer une solide rancœur contre la France.

Dans ce récit destiné à diaboliser la France, afin de mieux légitimer le pouvoir en place aux yeux du peuple, on retrouve les mêmes éléments de langage que ceux employés par l’Algérie à l’égard du Maroc, décrit par le journaliste de Frontières comme «le grand rival de l’Algérie», un pays «qui n’a pas été colonisé, mais (a été) placé sous protectorat français pendant quelques décennies», un pays enfin, «qui n’a jamais effectué de repentance, qui a réussi à endiguer l’islamisme».

Entre les deux pays, les différences sont de taille et le contraste est tel qu’une question s’impose: «l’Algérie devrait-elle s’inspirer de son rival marocain parfois?»

Le Maroc, le plus vieux pays du monde

Pour l’auteur du chef-d’œuvre «2084: la fin du monde», qui a remporté le Grand prix de la francophonie décerné par l’Académie française, il convient de répondre à cette question en se penchant sur l’histoire respective des deux pays, afin de mieux prendre la mesure des choses. Boualem Sansal effectue d’emblée un rappel important: «Le Maroc, il faut le savoir, est le pays le plus ancien dans le monde. Le Maroc existe depuis 12 siècles, la France existe depuis 1000 ans. Il existait dans sa forme actuelle avec un sultan. C’est un vieil état qui a toujours été très puissant, qui a colonisé toute l’Afrique du Nord, quasiment jusqu’à l’Égypte, qui a colonisé l’Espagne. C’est un Empire très puissant qui s’est étendu jusqu’au Sénégal». Une hégémonie qui périclite avec l’effondrement de tout le monde musulman à partir de l’invasion des Mongoles en 1280, suivie par l’éclatement de l’empire marocain et par la colonisation.

Pourtant, la France n’a pas colonisé le Maroc, rappelle l’écrivain algérien avant d’expliquer les raisons de ce choix :«parce que c’est un grand État». En effet, poursuit-il, «c’est facile de coloniser des petits trucs qui n’ont pas d’histoire mais coloniser un État, c’est très difficile». Ainsi, prend-il pour exemple le cas de l’Allemagne qui n’aurait pas pu coloniser la France, ce «vieux pays, constitué» mais qui à défaut «a pu l’occuper momentanément». Car pour coloniser, rappelle-t-il, il faut «enlever sa culture (au pays), en mettre une de rechange», chose impossible dans de vieilles nations telles que la France ou le Maroc, mais tout à fait possible dans le cas de l’Algérie, colonisée pendant 130 ans par la France.

Si, «à l’époque, les dirigeants français ont été sages», poursuit-il s’agissant de la non colonisation du Maroc, ce pays ancien fort de ses institutions, une décision en particulier prise par le gouvernement français a créé un problème qui perdure dans le temps, à l’origine des tensions entre les deux pays frontaliers.

L’histoire d’une trahison

«Quand la France a colonisé l’Algérie, toute la partie ouest de l’Algérie faisait partie du Maroc: Tlemcen, Oran et même jusqu’à Mascara», rappelle Boualem Sansal. Or, quand «la France colonise l’Algérie, elle s’installe comme protectorat au Maroc et décide comme ça, arbitrairement, de rattacher tout l’Est du Maroc à l’Algérie, en traçant une frontière».

Face à cette décision arbitraire prise par la France, «l’une des plus grandes puissances militaires de l’époque», le Maroc ne peut rien. Quelques années plus tard, en 1954, à l’aube de la guerre d’indépendance algérienne, «les activistes algériens ont pris contact avec le Roi du Maroc», rappelle Boualem Sansal en listant leurs requêtes au Souverain: «les héberger, les aider diplomatiquement, financièrement, et leur permettre de créer des bases militaires pour s’entrainer». Des requêtes que le Roi du Maroc accepte, «mais à une condition», de restituer au Maroc ses territoires amputés par la France, une fois que l’Algérie recouvre son indépendance. Une condition à laquelle l’Algérie répond par l’affirmative.

Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu. «L’indépendance arrive. Entre-temps, l’Algérie est devenue un pays communiste», explique Boualem Sansal, derrière lequel se positionne le régime de Moscou, prêt à aider l’Algérie contre «le Maroc (qui) s’est rallié à la France et aux Américains», et qui est dès lors désigné par les Russes comme «l’ennemi» de l’Algérie, ce nouveau pays communiste. Un récit auquel adhère pleinement le régime algérien en refusant, à l’indépendance du pays –à laquelle a grandement contribué le Maroc– de respecter sa parole.

«Du coup, en 1962, l’armée du Maroc rentre en Algérie pour reprendre ses territoires. Il y a eu une guerre pendant une année. Finalement, la raison a fini par l’emporter, les médiations internationales ont fait qu’on a retracé un peu les choses», poursuit Boualem Sansal qui ne semble pas savoir que c’est l’armée des frontières, conduite par Boumediene, qui a pris l’initiative d’attaquer un contingent des FAR pour obliger les factions armées du GPRA, particulièrement en Kabylie, à faire front commun contre un ennemi étranger. Mais depuis, «la méfiance» du Maroc à l’égard de l’Algérie s’est installée, d’autant qu’à la trahison et au mensonge s’ajoute un fait aggravant: «le régime militaire algérien a inventé le Polisario pour déstabiliser le Maroc». Dans la création de cette entité fantoche, l’écrivain voit aussi la volonté de l’Algérie de maintenir un système communiste et de faire taire toutes les voix algériennes qui pourraient vouloir prendre exemple sur le Maroc, ce pays où les citoyens «sont plus libres, il y a du tourisme, les choses se passent mieux».

Par Zineb Ibnouzahir
Le 06/10/2024 à 13h48